« Photographie, arme de classe » n’est pas une interprétation sociologique a posteriori : c’est un programme, dressé dans les bien nommés Cahiers rouges en 1933. C’est précisément à cette volonté politique d’investir la photographie d’une puissance de transformation sociale, à l’âge des grandes mobilisations et de la montée des périls, que s’intéresse la riche exposition présentée au Centre de la photographie de Genève, après l’avoir été l’an dernier au Centre Pompidou. Le propos est en lui-même un défi lancé à l’historiographie classique de la photo, calquée pour le meilleur et pour le pire sur celle des arts anciens, c’est-à-dire prompte à accorder la primauté aux grandes figures et à l’innovation formaliste. Or la logique même d’une « photographie ouvrière », encore dite « prolétarienne », suppose de dépasser l’attribution à un créateur isolé pour entrer dans une vraie dynamique du collectif. C’est ainsi que les « photographes révolutionnaires » des années 1930 entendaient contester l’usage de l’appareil photograhique comme chambre d’enregistrement de la domination sociale, aux mains d’une bourgeoisie éprise de gras poupons sur fausses peaux d’ours, de premières communiantes aux yeux extatiques et de douairières portraiturées en « carte de visite »…
Les amateurs éclairés de l’avant-guerre se réunissaient ainsi en « clubs », l’une des grandes formes d’acculturation de la photo tout au long du XXe siècle. Leur but était de dépasser la notation pittoresque qui fait sourire, qui éventuellement émeut, mais ne remet guère en question les structures d’assujetissement – un reproche que l’on a pu légitimement adresser à la « photographie humaniste » des décennies ultérieures. Notre impératif de « documentation » était déjà inscrit à leur agenda, comme le prouve l’exposition « Documents de la vie sociale », présentée en 1935 et évoquée à Genève (rappelons que la revue de Bataille, intitulée aussi Documents, avait paru entre 1929 et 1931). Il ne faudrait toutefois pas en déduire une indifférence aux aspects formels : par leur construction ou leur structure chromatique, bien des photos exposées rivalisent sans mal avec les standards des « grands noms » muséifiés. L’objectif de témoignage visuel quant à la réalité des inégalités sociales et en même temps des luttes d’émancipation était cependant érigé, comme le note Christian Joschke, en « ethos artistique » de plein exercice, suscitant à la fois chez les photographes et chez les nombreux spectateurs de leurs images une éducation de l’attention aux dimensions d’une véritable « conscience politique du regard ».
Comme le voulait l’actualité lourde et souvent tragique de la décennie 1930, la « photographie prolétarienne » s’est élevée plus d’une fois à la hauteur de l’épopée, pour rendre compte des mouvements de révolte et de résistance. Ici, l’exposition genevoise retrouve l’un des grands axes de l’événement organisé par Georges Didi-Huberman au Jeu de paume en 2016 autour des « Soulèvements ». La puissance des bouches ouvertes ou des poings levés y apparaît dans toute sa force graphique, tant il est vrai que la révolution prend alors figure d’épiphanie des corps, jusque dans le geste sportif approprié par le peuple (comment oublier la révélation des sublimes photos de France Demay ?). Dans ce processus de construction visuelle du politique, la guerre d’Espagne s’impose comme un tournant de grande portée, davantage encore que le Front populaire. On sait comment la guerre civile a fait entrer en ébullition les arts graphiques, on découvre toujours plus combien elle a favorisé l’émergence d’une « Internationale de la photographie sociale » dont les documents rassemblés, tirages originaux comme pages de presse, manifestent l’ampleur. En un temps où des urgences au moins aussi brûlantes qu’il y a quatre-vingt dix ans font souffler partout dans le monde, en bourrasques contradictoires, des vents mauvais et des vents d’espoir dont de nombreux photographes s’attachent à saisir le souflle, il est certain que le détour par Genève est plus qu’utile pour nourrir l’inspiration au foisonnement iconique des années 1930.
« Photographie, arme de classe : la photographie documentaire et sociale en France, en Belgique et en Suisse, 1928-1936 » – Centre de la photographie, 26 rue des Bains, Genève – jusqu’au 18 mars – commissariat : Damarice Amao, avec Christian Joschke, Florian Ebner et Joerg Bader.
Illustrations : Pierre Jamet, Le banc (Nice, 1936) ; Id., Dormeurs au soleil (Barcelone, 1935) – (c) P. Jamet ; photo de l’exposition : Natalia Reichert, CPG.