En 2019, de mai à novembre, les œuvres de Bruno Catalano sur le thème du voyage s’exposaient à Venise, dans plusieurs hauts lieux de la cité (le Sina Centurion Palace, l’église San Gallo, le Théâtre Goldoni). D’origine sicilienne, né en 1960 au Maroc, Catalano s’installe à Marseille en 1970. Aujourd’hui, c’est la Galerie Ravagnan dans ses deux sites vénitiens qui détient l’exclusivité en Italie pour les œuvres de l’artiste. La galerie se situe entre le Campanile et le Café Florian, et un nouveau siège vient d’ouvrir à Dorsoduro. Les sculptures de Bruno Catalano sont en bronze, plus rarement en argile. Leur marque : une brisure en milieu de corps, avec une dissymétrie créée par l’invisibilité d’un des deux bras en conséquence de la déchirure. Littéralement et plastiquement, les corps sont traversés par le vide. Ils sont déchirés par l’espace. L’alternance se joue entre masse et absence de masse, entre plein et vide, thématique sans fin de la sculpture au XXe siècle, d’Henri Moore à Jean Arp. Chez Catalano, c’est le vide qui définit les limites de l’espace et défie les pesanteurs des masses de bronze. L’effet est saisissant. Il l’est d’autant plus que les silhouettes gagnent en dimensions imposantes. Littéralement, le paysage traverse les corps, il s’y inscrit, s’y fond.
Dans son approche figurative comme dans le choix de son matériau, le sculpteur, il est vrai, joue de classicisme. Il ose pourtant l’inédit d’un geste dans l’effet que crée la béance qui déchire les corps. Le contraste entre les visages placides et la déchirure qui les traverse dit le cri qui traverse ces voyageurs, cri silencieux à la manière de celui de Munch. Les vides sont poignants à la mesure de la densité de sens qu’ils induisent. Béance métaphorique des failles de l’intériorité ? Désarroi de ces voyageurs aux prises avec les drames de leur cheminement de vie ? Persévérance sur un itinéraire sans égard à ses arrachements ? La puissance du vide démasque la banalité de l’apparaître social. Elle le met à nu. Le rien qui traverse ces vies d’itinérance en pulvérise les bienséances : celle de Laura (2019, Bronze, 104 x 41 x 39 cm), de Vichinie (2016, Bronze, 176 x 83 x 60 com), de Giuseppe (2019, Bronze, 52,5 x 15 x 21 cm). L’invisible y est plus suggestif que ce qui se laisse voir. Toujours en partance, toujours en transit, toujours en mouvement, les sculptures de Bruno Catalano ne se laissent pas arrêter par les épreuves de la vie, de l’exil, du déracinement, du détachement. Toujours, la ligne d’horizon les appelle. Elle les constitue. D’où ces hommes-paysages. Désirs en mouvement. Hommes-lambeaux en quête de cicatrice. Depuis 2004, le travail de l’artiste n’a de cesse de travailler les failles, de creuser les corps, d’en modeler les évidements. À proprement parler, il sculpte le vide. La voilà, cette sculpture en rien, cette sculpture en vide qui, déjà, fascinait Apollinaire dans Le poète assassiné (1916) : « Une statue en quoi ? demanda Tristouse. En marbre ? En bronze ?
-Non, c’est trop vieux, répondit l’oiseau du Bénin, il faut que je lui sculpte une profonde statue en rien, comme la poésie et comme la gloire.
-Bravo ! bravo ! dit Tristouse en battant des mains, une statue en rien, en vide, c’est magnifique – et quand la sculpterez-vous ? »
Illustrations : courtesy Galerie Ravagnan, Venise.