Le livre Femmes années 50 sous-titré Au fil de l’abstraction, peinture et sculpture est paru aux Editions Hazan en décembre 2019. Issu de l’exposition du même nom qui se tient au Musée Soulages de Rodez jusqu’en mai 2020, il est dédié aux artistes abstraites des années cinquante ayant fait carrière à Paris. Rédigé en hommage à l’historienne de l’art, critique et collectionneuse Geneviève Bonnefoi, laquelle était persuadée que l’histoire ne pouvait que « remettre les choses à leur vraie place », il se donne pour ambition de « rétablir la réalité et l’importance du travail de ces artistes ». Il permet aussi de retracer l’ambiance d’une époque où les femmes artistes cherchaient à participer au renouvellement de l’abstraction sans revendiquer une identité féminine spécifique.
Cet ouvrage permet avant tout de retracer le contexte artistique de ces années d’après-guerre à Paris. Genre dominant, l’abstraction se divise alors en deux courants (géométrique et lyrique) nourris par la longue présence en France des pionniers de l’abstraction que sont Mondrian ou Kandinsky. À la conception ouverte de l’art abstrait prônée par le groupe Cercle et Carré succède bientôt la définition moins inclusive d’Abstraction-Création. Les évènements se multiplient pour répondre à ces différentes visions ; le Salon des surindépendants accueille, en plus des artistes abstraits, des surréalistes et des lettristes, tandis que le Salon des réalités nouvelles, d’abord dédié à la seule abstraction géométrique, ouvre finalement ses portes à des pratiques moins théoriques et plus gestuelles. La variété des formes d’expression, peintures, sculptures mais aussi collages, gravures et aquarelles, répond à la profusion de réflexions sur l’art abstrait qui s’enrichissent également des échanges entre artistes de différentes nationalités. Dans l’immédiat après-guerre, Paris est un centre culturel de référence où se côtoient des artistes de l’Est (nombre de ressortissants des pays communistes) comme de l’Ouest (principalement des Américains), sans parler de l’influence artistique mais aussi spirituelle venue d’Asie.
Mais le livre s’intéresse principalement à la place que les artistes femmes occupent dans ce contexte particulier. Si elle est secondaire en termes de visibilité (comme de nombreux chiffres l’attestent tel celui des 13 femmes sur les 89 artistes présentés au Salon des réalités nouvelles de 1946), elle est néanmoins reconnue en termes d’apports plastiques par les artistes masculins comme le montrent les commentaires d’André Breton à propos de la pratique de Judit Reigl. C’est d’ailleurs à cette époque qu’apparaissent des femmes qui font de la peinture leur métier, ce qui témoigne d’une égalisation des conditions. Sonia Delaunay, dont la quête d’indépendance vis-à-vis du travail de son mari Robert Delaunay fut d’ailleurs soutenue par d’autres femmes (les galeristes Peggy Guggenheim aux États-Unis et Denise René en France), est l’une des premières femmes à gagner sa vie grâce à son art. Ce statut ambigu, admis comme légitime mais encore sous-évalué, repose sur un ensemble de stéréotypes quant à ce qu’est ou devrait être la féminité. L’article de Sabrina Dubbeld à propos de la sculpture « relevant de la sphère masculine » selon les mentalités de l’époque est à ce titre éclairant.
Au-delà de la description du contexte historique et de la place qu’y occupent effectivement les artistes de sexe féminin, le mérite de ce livre réside dans la mise en évidence de leur contribution sur le plan esthétique. Leur condition de femmes, qui les met en contact avec des disciplines telles que la céramique, la tapisserie, la mosaïque ou la couture, leur ouvre de nouvelles pistes d’exploration plastique. La diversité des textures et des gestes issues de ces domaines vient enrichir leur vocabulaire formel et leur mode de composition. Par ailleurs, elles concourent à la conceptualisation de l’abstraction. Plus spontanément assignées à l’artisanat et à l’ordre du décoratif, plus fréquemment accusées de créer des formes à partir d’éléments issus de la nature, les femmes, plus que les hommes, se doivent en effet de couper court à ces interprétations imprégnées de considérations extra-artistiques. Elles le font par leurs prises de parole, théorisant ainsi le lien entre l’abstraction et la figuration, son rapport à l’architecture ou son impact sur les modes de vie.
Enfin, ce livre est aussi éclairant sur le rôle des femmes qui ont rendu possible la reconnaissance des artistes abstraites de leur vivant. Ainsi, des femmes directrices de galerie (le terme galeriste n’existait pas encore) ont accompagné la promotion de ces artistes sans toutefois les privilégier comme le rappelle notamment Denise René qui affirme : « Je n’ai jamais fait de différence entre le sort des femmes et celui des hommes, parce que moi-même j’ai eu la chance de m’affirmer comme un homme aurait pu le faire, assumant les mêmes droits, les mêmes risques et les mêmes responsabilités ». De manière plus globale, à une époque où le métier se complexifiait mais surtout s’internationalisait, elles ont défendu avec vigueur les différentes formes de l’abstraction conçues sur la scène parisienne, qu’elles le soient par des hommes ou des femmes. Si Suzanne de Coninck, Florence Bank et Denise Majorel n’ont pas marqué l’histoire, notamment parce qu’elles n’ont pas, contrairement à la plupart de leurs homologues masculins, nommé leur galerie de leurs propre nom, elles ont contribué à faire reconnaître ce type d’art au point d’être surnommées « les papesses de l’art abstrait » par la presse de l’époque.
Richement illustré d’œuvres peu connues en dépit de leur qualité, ce livre qui mêle essais sur les artistes présentées et entretiens avec certaines d’entre elles permet de mieux saisir ce qu’impliquait le fait d’être une femme dans le milieu artistique majoritairement masculin et parfois misogyne de l’époque sans céder au risque du regard rétroactif. S’intéressant aux femmes abstraites des années cinquante, période où d’une part l’abstraction domine (au risque de l’académisme) et où d’autre part la catégorie d’« art féministe » n’existe pas, l’ouvrage met en valeur les pensées et œuvres d’artistes qui ont contribué à renouveler l’art abstrait tout en précisant que leur but n’était pas de revendiquer une spécificité féminine. « Je ne suis pas une femme peintre, je suis un peintre » déclare même Valérie Grais. Pour elle, comme pour l’ensemble de cette génération dont l’horizon féministe était celui du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, l’enjeu de l’abstraction était universel. Comme le dit encore Colette Brunschwig, dans cette période d’après-guerre la question était « ou on arrête, ou on continue » et surtout « qu’est-ce qu’on fait pour ne pas fermer le magasin ? » Ce livre qui dresse le portrait de femmes actives, engagées et libres, nous donne quelques pistes.