La peinture appelle les mots, puisque sa description est notre meilleur moyen de mettre en ordre les impressions multiples qu’elle produit sur nous, mais elle les redoute aussi, tant il est vrai qu’un discours surabondant noie facilement l’oeuvre sous son flot. Les mots justes, en critique, résonnent toujours dans un certain silence – ce silence qui, chez les plus grands, semble sourdre de l’image même. Le philosophe italo-français Alberto Frigo, spécialiste bien connu de Pascal et de la pensée classique, a trouvé le diapason juste : ses propos ont la netteté et la discrétion d’une suite pour clavecin, non les effets de masse d’une symphonie d’orchestre, qui seraient ici hors de propos. Son essai L’expérience peinture est celui d’un homme qui pense et qui parle, avec calme et élégance (une élégance toute pénétrée par les tours des auteurs d’Ancien régime qui lui sont chers), entre la chambre aux livres et la chambre aux tableaux.
Alberto Frigo aborde ici trois dimensions du regard : la temporalité dans laquelle il s’inscrit, l’intérêt qu’il éveille, le plaisir qu’il procure. Sa démarche est constamment soutenue par le recours à tous ceux, d’origines fort diverses, qui ont tenté de comprendre cette expérience étrange : le désir, non du monde en sa variété infinie et parfois affolante, mais d’un monde à deux dimensions, à la fois très proche et radicalement autre, créé de toutes pièces par un artiste-démiurge sur un pan de mur enduit, un morceau de toile tendue, un carton découpé… L’auteur se met à l’écoute des artistes eux-mêmes, des grands théoriciens de l’art qui ont fleuri au XVIIe et XVIIIe siècle (Roger de Piles et Diderot, notamment), mais aussi les philosophes, des plus impressionnants aux plus flâneurs, les poètes et même les romanciers, comme le Thomas Bernhard de Maîtres anciens que l’on retrouve avec bonheur.
Le tableau, montre Alberto Frigo, n’est peut-être ni d’abord ni seulement pur fragment d’un passé plus ou moins lointain, ou pure joie d’une contemplation qui donnerait au présent valeur absolue, mais témoignage d’une projection vers un futur impossible à voir autant qu’indispensable à prévoir. Le peintre qui pose les couleurs sur la toile (et combien plus encore le fresquiste qui les étend sur l’intonaco) doit concevoir l’effet qu’elles produiront quand elles seront toutes posées, alors même qu’il est en train de se livrer à l’exercice et qu’il ne peut juger concrètement du résultat. Alors que l’oeil de l’amateur synthétise le long travail de l’artiste, celui du créateur anticipe sur l’impression des regardeurs. Ce ne sont pourtant pas des leurres qui sont offerts aux cimaises. Alberto Frigo insiste sur ce point : l’expérience de la peinture est de l’ordre du connaître. Le tableau livre un savoir – étant entendu qu’il n’y a pas de savoir sans saveur, et que la connaissance par images est éminemment savoureuse. Pourquoi ? Parce qu’elle offre à l’esprit des stimuli toujours neufs. « Le tableau ne renouvelle pas un savoir, il l’inaugure. » Tel objet peint, même très humble, comme chez Chardin, appelle le « c’est cela » non parce qu’on l’a reconnu, mais parce qu’on le connaît enfin, comme on ne l’avait jamais ni vu ni compris.
Faut-il pour cela entrer dans un rapport presque ascétique à l’art, accessible seulement à quelques esthètes lettrés ? Nullement. L’un des grands intérêts de L’expérience peinture est de réfléchir aux conditions dans lesquelles tout regardeur peut jouir de la peinture. En invitant Walter Benjamin à son convivio, l’auteur fait entendre un plaidoyer pour une « fruition habituelle et distraite », à mille lieues de toute contention du regard. Avec le tableau on peut entrer en familiarité, une familiarité qui n’épuise jamais la force invitante de l’image mais qui se satisfait volontiers d’une imprégnation par coups d’oeil plutôt que par longue contemplation quasi religieuse. Comme l’écrivait un Italien du Seicento, pourquoi l’oeil ne volerait-il pas comme un papillon ? Il tourne et vire, se pose un instant, repart, revient… Le musée, la galerie, ne favorisent pas souvent cette marche à la papillonne ; Alberto Frigo rappelle la fécondité des réflexions d’Adolf von Hildebrand sur la muséographie, invitant à dépasser tunnels et sens uniques, à rendre au visiteur sa liberté d’aller ou de ne pas aller, de revoir ou de négliger… On aimerait que beaucoup de conservateurs et de commissaires d’expositions lisent cet essai et en fassent leur miel !
La méditation du philosophe sur la peinture vient de loin, on le sent à chaque page, et il est évident qu’elle ne s’arrêtera pas avec ce livre. On se réjouit à la perspective de lire d’autres « petits traités » comme celui-ci. Peut-être leur préparation amènera-t-elle l’auteur à mettre ses fécondes hypothèses à l’épreuve d’autres segments de l’histoire des arts ? Les classiques, Alberto Frigo le sait bien, ne rendent pas compte seulement des pratiques de leurs contemporains. Les instruments qu’ils nous offrent pour penser l’expérience artistique peuvent éclairer les images de la modernité avancée, au-delà des mutations radicales de la mimesis qui ont remembré le champ de la création. Pourquoi ne regarderait-on pas une surface presque monochrome d’Adam Belt ou un jeu de reflets de Thomas Devaux comme Diderot traversait le Salon ? Pour l’heure, Alberto Frigo a choisi de laisser son lecteur en compagnie de GianDomenico Tiepolo : une fresque à figures, certes, mais « habitée par un immense nuage rosé ». Ce nuage, cloud irisé, sauvegarde merveilleusement toutes les idées cueillies en faisant chemin avec L’expérience peinture.
Alberto Frigo, L’expérience peinture, Lyon, Fage, 2020, 158 p., 22 e.