Paru ce mois de janvier aux Presses Universitaires de Rennes, le livre Loophole de la plasticienne et maître de conférences en arts plastiques Séverine Cauchy interroge la figure de la boucle très usitée dans l’art contemporain. Plus qu’une simple forme, l’auteure envisage la boucle comme une stratégie esthétique et créative qui aurait pour horizon, comme le titre de l’ouvrage l’indique, la possibilité de la faille, de l’échappée. C’est en effet toute l’originalité de la thèse défendue par l’auteure que de définir la boucle non pas comme une structure répétitive et monotone mais comme un système par nature disruptif.
Issue d’un travail de thèse effectué en quatre ans, ce livre, divisé en trois parties, en possède la rigueur théorique. Après avoir exposé le corpus d’œuvres contemporaines à l’origine de ses réflexions (une performance de Francis Alÿs, une sculpture de Shilpa Gupta, une installation de Roman Ondak et un dispositif vidéo de Rodney Graham) et avoir ainsi délimité avec précision son champ d’investigation, Séverine Cauchy souligne la portée nécessairement politique de la forme étudiée. Apparaissant au croisement du XIXe et du XXe siècle, au moment du passage du modernisme au postmodernisme, c’est-à-dire à une époque qui voit s’effacer la vision progressiste de l’histoire qui prévalait jusqu’alors, l’usage d’un schéma non linéaire ne peut être un geste anodin.
S’appuyant sur un art savant comme sur un art populaire, le mérite de cette recherche est d’analyser les œuvres dans leur contexte de production en prenant en compte les moyens à disposition des artistes sans pour autant limiter l’objet d’étude à une simple exploration de procédés techniques. Si l’auteure insiste ainsi sur l’importance des nouvelles technologies dans le renouvellement plastique de la figure, elle élargit le propos en abordant des notions connexes également très présentes dans les pratiques contemporaines. Ses observations sur les procédés de répétition, de variation, de réappropriation ou de recyclage montrent que l’usage de la boucle ne répond pas seulement aux possibilités techniques d’une époque mais rejoint des intérêts conceptuels plus partagés qui dépassent le simple registre esthétique.
Par ailleurs, se portant en faux contre le discours habituel qui voudrait que le sujet de ces préoccupations soit celui de la perte de l’aura de l’image ou de l’objet au sein d’une société capable de les reproduire à l’infini, Séverine Cauchy montre que les mécanismes de circularité, loin d’exposer la « vacuité des simulacres », permettent au contraire de dépasser la question du statut de l’œuvre. Envisagé comme un mode de représentation spécifique, le procédé technique de la boucle met l’accent sur la relation plutôt que sur l’objet. Il permet de penser le rapport à l’œuvre, que ce soit du côté du créateur qui la produit, du public qui la reçoit ou de l’institution qui la diffuse
Cette forme qui fait se rejoindre point de départ et point d’arrivée engendre un type d’approche qui n’est plus placé sous les signes de l’unicité et de l’origine mais oblige au contraire à revisiter sans cesse l’ensemble des composants. Jamais simple répétition, le procédé de la boucle, comme la spirale qui s’élargit à chaque tour, produit une accumulation de sens. Dérives et détournements, pirouettes, rebonds, détours et volte-face, sans dévoyer l’ensemble des lectures suscitées par la boucle, la nécessité du réexamen qu’elle implique complexifie, au-delà de l’œuvre, le rapport au réel.
Après avoir amené son lecteur à admettre l’enjeu idéologique tout autant que le jeu esthétique déployés par la figure, l’auteure s’attache à mettre en lumière les différents types de boucles et leurs implications théoriques. Partant toujours des œuvres, elle démontre qu’il n’existe pas en art de concept de boucle bien défini mais des boucles singulières porteuses des spécificités propres aux contextes culturels et sociopolitiques dans lesquels évoluent leurs auteurs et toujours interprétées eu égard à leurs inscriptions dans un espace et une temporalité donnés. Cette typologie de la boucle permet ainsi de saisir la multiplicité des dispositifs que cette figure investit ainsi que l’amplitude de sens qu’elle recouvre selon les contextes dans lesquels elle se déploie.
Enfin, Séverine Cauchy décrit les types d’espaces générés par ces boucles et la manière dont ils engagent de nouvelles formes narratives. La spatialisation de l’œuvre sous forme de boucle implique une neutralisation du récit traditionnel pour faire place non pas à l’immuable répétition mais à l’usure progressive du système ou au contraire à l’accident (souvent contenu en puissance dès la conception) qui le fait se gripper. Ainsi, si les boucles apparaissent à un moment de l’histoire qui voit la foi dans le progrès s’amenuiser et prolifèrent dans le contexte de crises multiples qui est le nôtre, son usage chez les artistes ne signe pas pour autant la fin de la narration mais convoque peut-être au contraire la fiction d’un abandon de cette histoire pour lui substituer un changement de système.
S’appuyant sur de nombreuses disciplines, ce livre offre ainsi une vision éclairée des différentes manières d’utiliser la boucle dans les pratiques plastiques contemporaines pour en faire une figure de basculement et de renouveau, un mode de relation critique et vital au monde dans lequel elle s’inscrit. S’il n’est pas facile d’accès, son propos de rupture et d’ouverture, d’autant plus réjouissant qu’il est pensé dans le cadre a priori clos sur lui-même de la boucle, en fait un livre à découvrir en ce début d’année.