La mémoire de l’arte povera s’est cristallisée autour de quelques noms devenus illustres dans le monde de la création contemporaine, comme Penone ou Pistoletto. C’est oublier que le mouvement s’était donné comme projet de sortir l’artiste du solipsisme de l’atelier et de la mystique de l’oeuvre, favorisant les effets de groupe et l’événementialité. Fidèle au titre de la première exposition organisée sous sa bannière, en 1968, il a voulu conjoindre arte povera et azione povere. Le MAMC de Saint-Étienne, en une exposition dont l’intérêt dépasse largement la plupart des propositions parisiennes du moment, a eu l’excellente idée de rappeler cette dimension constitutive de l’un des principaux courants artistiques du XXe siècle. Quatorze artistes sont convoqués pour ce faire, évoquant les quinze années incroyablement inventives de la période 1963-1978.
Une abondante documentation photographique et filmique révèle l’importance de la performance au meilleur de l’arte povera. Mais la visiteuse ou le visiteur n’est pas réduit à la condition de spectateur. Des installations, redonnant vie à celles d’il y a un demi-siècle, permettent de s’approprier les espaces du Musée, comme les Microfoni de Gilberto Zorio, qui ne s’éveillent qu’à la voix des passants. On verra même dans les rues de Saint-Étienne rouler la Sfera di giornali de Pistoletto, créée en 1967 pour une manifestation au nom particulièrement révélateur : « con-temp-l’azione ». Cette grosse boule de papier journal aggloméré devient objet artistique et politique en recyclant temporairement la vanité éphémère de nos « actualités ». Nous sommes bien dans le temps, le temps apoplectique du contemporain, et dans l’action.
Les objets de l’arte povera, en effet, ne font pas sens sans les corps qui les meuvent et l’espace où ils se déploient. Ils n’existent qu’en relation et en mouvement. Aux origines, peut-être, était le théâtre. La présence du Living Theatre en Italie, à partir de 1965, a été décisive pour l’évolution du mouvement. Et ses hauts-lieux ont été des espaces de mise en scène de soi, à commencer par l’étonnante discothèque turinoise du « Piper Pluriclub », dont la salle colorée, où la rigueur du design rejoint les tendances de l’âge psychédélique, a accueilli entre 1966 et 1969 plusieurs happenings emblématiques. Comment oublier les Fashion parades, avec leurs mannequins revêtues de robes en plastique formant aquarium pour de véritables poissons rouges ?
Il y a beaucoup d’ironie, évidemment, dans les créations à la fois minimalistes et baroques de l’arte povera. Ironie envers nos dévotions post-modernes, mais aussi envers la tradition du « grand art », que l’on se plaît à dynamiter. Comment comprendre le performeur dans un cube de miroirs de Luciano Fabro autrement que comme un jeu avec le trop célèbre « homme idéal » de Léonard ? Quant à la mise en espace du Pulcinella de Stravinsky par Jannis Kounellis – précisément l’une des pièces les plus néo-classiques du musicien – elle introduit du désordre dans les références emboitées du mille-feuilles historiciste. Intervention dans l’espace public, l’arte povera, rejoignant les grands Italiens des sixties, Pasolini en tête, visait à faire sortir l’art de sa zone de confort. Qui dira qu’une telle démarche est devenue inutile ?
Entrare nell’opera : actions et processus dans l’arte povera – MAMC de Saint-Étienne (Saint-Priest-en-Jarez), jusqu’au 3 mai.
Illustrations : Vue(s) de l’exposition « Entrare nell’opera – Entrer dans l’œuvre » au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole. Crédit photo : Aurélien Mole.