« Biomorphisme 1920-1950 » est à l’origine le catalogue de l’exposition du même nom qui a eu lieu du 11 avril au 29 juin 2019 à la galerie Le Minotaure et à la galerie Alain Le Gaillard. Cependant, il existe si peu d’ouvrages consacrés spécifiquement à cette forme d’abstraction qu’il est possible de l’envisager comme un livre pour explorer ce mouvement méconnu et ce d’autant plus que son auteure, l’historienne de l’art contemporain et critique Guitemie Maldonado, a consacré sa thèse au biomorphisme dans l’entre-deux-guerres.
Le livre se compose d’une introduction au développement de ce courant puis de trois chapitres qui constituent des articles indépendants comme autant de propositions d’explication enrichies de nombreux exemples.
En s’appuyant sur différents tableaux des artistes de l’époque, les Européens Joan Miro, Vassily Kandinsky, Fernand Léger mais aussi l’Américain Arshile Gorky, l’introduction s’attache à décrire la naissance de ce mouvement qui apparaît autour des années 1925. Elle s’applique également à en définir le contexte en faisant le lien entre l’histoire de l’art et la grande histoire. Au-delà des oppositions affichées, les circulations existent ; nombre d’artistes passent successivement par le dadaïsme, le surréalisme, l’abstraction géométrique et le biomorphisme et bien des expositions cherchent à décloisonner les genres, envisageant ces courants comme différentes facettes de l’art abstrait. Cependant, les enjeux qui sous-tendent l’abstraction géométrique et l’abstraction biomorphique sont opposés et c’est aussi le mérite de ce livre que de les recenser, rappelant notamment cette distinction revendiquée entre un art géométrique dont les formes figées seraient du côté de la mort et un art biomorphique, faisant appel à la matière et au mouvement, qui aurait à voir avec la vie. Enfin, convoquant des œuvres mais également des écrits d’artistes ayant théorisé leurs pratiques, l’introduction définit précisément les aspects formels qui permettent de qualifier une œuvre de biomorphique. Simples mais irrégulières, les formes de ce courant sont « délimitées par des courbes souples qui suscitent une impression de mouvement, suggèrent une évolution possible ou le résultat de transformations passées ».
Une fois ces précisions contextuelles apportées et l’objet d’étude défini, le premier chapitre propose une réflexion sur la relation du biomorphisme aux avancées technologiques de l’époque et notamment à l’invention des différents instruments optiques permettant d’observer soit le monde microscopique (microscope) soit le monde macroscopique (longue-vue). Au-delà du renouvellement formel qu’engendrent ces vues de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, les outils scientifiques mettent au jour l’existence de différents systèmes et nourrissent une conception de l’œuvre comme « un monde cohérent régi par ses lois propres » ce que l’on retrouve dans certains tableaux où les formes apparaissant en mouvement ne semblent pas, par exemple, soumises aux lois de la gravité. Par ailleurs, cet univers élargi aux microbes et aux planètes redéfinit la place de l’homme. L’humain, pensé comme partie prenante de l’univers plutôt que comme centre, reconfigure le geste créatif lui-même et le biomorphisme « en présente une tentative ».
Quelques pages et reproductions d’œuvres de Frantisek Kupka, Auguste Herbin et autres plus loin, le deuxième chapitre quitte les questions d’échelles pour s’intéresser à celle du mouvement permanent entre imagerie géométrique et représentation organique qui se joue à l’intérieur du biomorphisme. Reprenant des extraits de textes d’artistes (Jean Arp, Jean Hélion) mais aussi de philosophes (Georges Bataille), cet article explore les différentes façons de penser cette dialectique entre ce qui relève de l’idéal et ce qui participe de l’expérience. Revenant sur les sources scientifiques qui ont permis de faire de la géométrie une des conséquences possibles de « l’action de forces et de processus tels que la croissance » et non pas une origine indépassable, il montre que les principes géométriques et les processus physiques ne s’excluent pas pour les artistes qui s’essayent au biomorphisme. Au contraire, ils tentent, non pas de juxtaposer des formes issues de constructions mathématiques à des formes issues d’observations phénoménologiques, mais au contraire de créer des figures qui semblent passer d’un état à un autre.
Après avoir mis au jour l’intérêt des artistes biomorphiques pour les différents degrés de l’échelle de l’univers et pour les divers mouvements qui s’y déploient, le dernier chapitre approfondit celui qu’ils portent aux formes présentes dans la nature. « Galets, pierres, os et coquillages » sont autant de points de départ à la création pour l’artiste biomorphique qui peut, à partir de ces objets, concevoir des formes plus complexes ou des ensembles de formes. Se fondant, là encore, sur de nombreux témoignages, l’article montre que les formes issues de ces objets banals et quotidiens sont investies d’une charge sensible et émotionnelle par ceux qui les emploient. Par ailleurs, ce chapitre rappelle également le lien que ces objets naturels entretiennent avec la tension entre monde physique et monde mathématique propre au mouvement puisque leurs formes géométriques sont l’aboutissement du processus de la vie : « croissance, division, ramification ou encore érosion ». Ces objets sont des archétypes de la création biomorphique.
L’auteure montre bien comment les formes de ce courant peuvent paraître évocatrices lorsqu’elles sont utilisées dans un contexte abstrait alors qu’elles semblent indéterminées lorsqu’elles sont employées dans le champ de la figuration. C’est sans doute cette ambiguïté qui explique l’absence de reconnaissance de ce mouvement pourtant très développé dans les années 1925. Ce livre bilingue (français et anglais) peut participer à lui redonner la place qu’il mérite. En effet, très richement illustrée de photographies de peintures et de sculptures d’artistes majeurs, cette édition permet de mieux comprendre l’apparition de ce courant et de mesurer la portée de ses apports dans l’histoire de l’art.