De son imposante figure, il traverse le siècle, multiplie les expositions et rétrospectives, les entretiens et les sujets d’études. Aujourd’hui, une vingtaine de toiles s’exposent dans la Salon carré du Louvre, entre la salle Duchâtel des Fra Angelico et la Grande galerie des primitifs italiens, aile Denon. Un lieu d’exposition pour les artistes de leur vivant. Lui est centenaire. Il fut une icône de l’après-guerre dans l’histoire de l’art contemporain, il fut un expérimentateur dans les années 1970, le peintre des vitraux de Conques dans les années 1980. Il parvient jusqu’à nous, en perpétuel renouvellement de son investigation picturale.
Depuis bien longtemps déjà, la critique d’art a dispensé au public un accès à l’œuvre de Soulages. Pierre Encrevé, l’un des plus fins spécialistes, a établi cinq grandes périodes depuis 1946. Il a commenté le noir-lumière dit Outrenoir et rendu compte de ce qui peut donner sens à cette peinture. De sorte qu’aujourd’hui, le public est averti. Il sait que les toiles Outrenoir n’offrent pas une peinture monochrome à la manière d’un Malevitch ou d’un Rothko, mais une monopigmentation à polyvalence chromatique de laquelle sourd la lumière. L’Outrenoir, au-delà du noir, est une autre modalité de la peinture : le noir y est source de lumière. Mieux, surgissement de clartés lumineuses. Pierre Soulages n’est pas le peintre du noir. Il est le peintre de la lumière. Par les brosses et les couteaux qui strient la matière picturale, il sculpte la lumière. Ainsi formé, le grand public sait que l’aventure créatrice de Soulages est celle d’une recherche, inlassable, depuis quelque soixante-dix années, autour du reflet et de ses vibrations. Il s’agit de faire vibrer le noir dans sa capacité à être lumière pour aboutir à une transparence du noir par captation du reflet. Ainsi la sublime Peinture 222 x 314, 24 février 2008, ici présentée au Salon car, n’est autre que la saignée d’une lame qui vient fendre la matière acrylique noire comme un coup d’épée. La lumière en jaillit, jouant tour à tour de matité et de brillance. À l’unisson, les commentaires de l’œuvre soulagienne s’arrêtent sur la rupture de 1979, une certaine nuit de janvier, au cours de laquelle Soulages affronte la résistance de la toile : « ce jour-là, j’avais l’impression d’un échec, je pataugeais dans du noir, sans parvenir à en sortir ce que je cherchais ». Épuisé au sortir de l’épreuve, il trouve la voie, celle du noir qui emporte tout sur la toile. Plus de couleurs, plus de blanc, plus de signes, plus de contrastes, plus d’espace libre. « Le noir avait tout envahi ». Le Soulages lu par Pierre Encrevé revêt alors les traits de Jacob dans son combat avec l’ange. Quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. (…) Il lui dit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes et tu l’as emporté ». Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel (de peni’el, « face de Dieu »), « car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve » (Genèse 32, 25-31). La « nuit de janvier » est comme cette autre « nuit de feu », celle de Pascal (23 novembre 1654) qui écrivait qu’elle fut « nuit du Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants… » (Mémorial).
Une révélation donc. L’outrenoir est cette peinture au-delà du noir, cette peinture d’une autre région que celle de l’esthétique traditionnelle. Une peinture autre. Une peinture autrement. Ainsi l’actuelle rétrospective du Louvre orchestrée par Pierre Encrevé († février 2019) et Alfred Pacquement tente de rendre compte du lent cheminement chronologique de cette quête d’altérité. Des broux de noix (1946-1948) aux polyptiques immenses des derniers mois (Peinture 390 x 130 cm, 13 août 2019 et Peinture 390 x 130 cm, 26 août 2019), en passant par les goudrons sur verre (1948), les peintures raclées (1955), la première toile outrenoir conservée (Peinture 162 x 127 cm, 14 avril 1979), les grands panneaux (Peintures 290 x 654 cm, février-mars 1992). Les outrenoirs sont insaisissables au sens premier. Ils ne laissent pas réduire par l’interprétation ou l’analyse. La critique d’art n’a plus qu’à se taire. Les outrenoirs résistent. Ils font face. « Ma peinture, il faut la regarde de face », disait Soulages, en guise de mode d’emploi. Les outrenoirs en imposent. La toile de Soulages assigne. Elle met devant le fait accompli. Nul ne peut la réduire par les mots ou l’analyse critique. Nul ne peut la maîtriser. Elle nous précède. Elle plus originaire à soi que soi-même. Elle échappe. Elle advient. Elle oblige. L’exposition de la toile nous enjoint de nous exposer, à notre tour. Son injonction constitue la signature de son essence artistique. Peut-on aller jusqu’à dire que la toile outrenoir nous constitue ? Dans l’espace qui s’ouvre devant la toile, le soi se rend, d’une reddition sans retour. Dans son ombre, le regard se dessaisit. En cette dessaisie, le regardeur advient.