Triomphalement accueilli à la Mostra de Venise et distingué par un Lion d’or, Joker engrange depuis sa sortie en salles des bénéfices record. Il est d’ores et déjà le long-métrage interdit aux moins de 17 ans le plus rentable de l’histoire. Ses recettes s’élèvent à 800 millions de dollars à travers le monde et pourraient atteindre le milliard. Manifestement, ce film a rencontré « l’air du temps ». Mais en quoi exactement ?
Alfred Hitchcock à François Truffaut : « Plus le méchant est réussi, plus réussi sera le film ». Le réalisateur Todd Phillips a retenu la leçon au point de s’être même passé d’un « gentil ». Joker n’est plus là pour jouer les faire-valoir : il est seul en scène. (Exit Batman.) Avec sa folie teintée de grâce, il pose la question du mal. Ce dernier est-il l’expression d’un trouble psychiatrique ? une réaction à l’injustice sociale ? une manière de se sentir exister ? Le film ne tranche pas entre ces différentes hypothèses qu’il fait coexister. Ici, le mal est partout. Joker est un film noir, d’un noir absorbant toute lumière, absolu. De ce point de vue, il relève d’une esthétique de l’« extrême », « de la limite dépassée », pour reprendre le titre de l’essai de Paul Ardenne. Tout y est paroxystique : la performance d’acteur de Joaquin Phoenix, les explosions de violence (Joker plante des ciseaux dans l’œil de son ancien employeur avant de lui fracasser la tête contre un mur), le cynisme des puissants, l’atmosphère insurrectionnelle de Gotham City, etc.
Si l’on admet que l’extrême est ce qui est le plus éloigné de la moyenne, alors Joker est bien sous tous ses aspects et de bout en bout un film extrême. Le penseur Ivan Illich faisait à la fin des années 60 ce constat : « La faculté de jouir des stimulants faibles décroît. Il faut des stimulants de plus en plus puissants aux gens qui vivent dans une société anesthésiée. » Le film Joker est un de ces stimulants fortement dosés. Il manifeste exemplairement le passage des sociétés occidentales d’une culture du sentiment à une culture de l’émotion. L’émotion choc. Joker, réussi dans son genre, est l’inverse des films abstraits d’Antonioni ou littéraires de Rohmer. On peut saluer la performance sans pour autant être séduit.
Joker ne plaira pas aux happy few, ceux qui partagent et défendent une esthétique de la délicatesse. Celle de la vieille, si vieille Europe. Dans l’ordre des sentiments, l’acuité ne vient qu’au terme d’un lent processus d’usure, d’épuisement. La grande bellezza de Paolo Sorrentino, Call Me by Your Name de Luca Guadagnino sont des films délicats ; et ce n’est pas un hasard s’ils sont italiens, c’est-à-dire issus d’une civilisation millénaire. S’il faut au cinéma des monstres, qu’ils soient gracieux et fragiles, comme le Nosferatu de Murnau. L’excès les rend un peu bêtes.