Autour du soleil qu’était Hervé Guibert (soleil noir, parfois) ont gravité bien des planètes garçonnières. L’une des plus proches, des plus indispensables au système, était le photographe Hans Georg Berger. D’une longue relation avec Guibert survivent de nombreuses images, fixées sur des pellicules où elles alternent avec celles de l’écrivain, car les deux amis se passaient l’appareil et mêlaient leurs regards. Bien des années après la mort de Guibert, alors que le temps a fait son oeuvre d’apaisement, Berger livre à tous ceux qui n’ont oublié aucun des traits du plus beau visage de notre temps un album d’affection, de tendresse, de désir, de douleur, qui s’impose (mais avec une infinie délicatesse) comme un très beau livre de photographie. Comme sur un magnifique profil de 1982, l’image est à la fois parfaitement précise et entourée d’un léger flou – d’un halo, plutôt.
C’est Berger qui avait découvert l’ermitage de Santa Caterina, sur l’île d’Elbe, qui devait devenir pour Guibert le lieu géométrique de la vie et de l’écriture. L’ouvrage fourmille de photos prises sur l’île. Les plus anciennes datent de 1979. Thierry est déjà là, charmeur et attentif, tandis qu’Hervé rayonne de magnificence juvénile. Certaines scènes prennent une aura d’Eden, comme celle où Thierry, nu, coupe les cheveux d’Hervé, nu aussi. Même les animaux du premier jardin sont de la fête, tel le perroquet qui vient se percher sur la barre du transat. Guibert apparaît comme le génie familier, l’Ariel de l’île. Sur une belle photo de paysage, il est là presque incognito, dans l’embrasure d’une fenêtre. Elbe n’est pas pour autant un lieu d’oisiveté. Le romancier y travaille avec une ardeur redoublée. On le voit dans la chambre, de dos, noircissant les pages tandis que Thierry lit, allongé au premier plan. Dix ans plus tard, la magie est intacte : en 1990, c’est à Santa Caterina que Berger a pris la célèbre image de Guibert assis par terre, adossé à un mur, les mains aux genoux. Voir ce portrait miraculeux dans la série d’instantanés à laquelle il appartient est extrêmement émouvant.
Le jeune Guibert, celui des premières années 1980, frappe, au fil des pages, par une dégaine presque enfantine. À la crypte des Capucins de Vienne, en 1980, ses yeux brillent parmi les cierges comme ceux d’un enfant étonné. Aux Rencontres d’Arles, en 1982, il a une bouille ronde d’adolescent. Sur l’herbe du Jardin anglais de Munich, l’année suivante, le voisinage de l’énorme molosse Ali Baba semble ne pas le rassurer plus que cela ! À Séville, en 1984, son visage retrouve toute sa jeunesse lorsqu’il rit. 1984 est aussi l’année du séjour en Égypte, pendant lequel Berger fait de nombreux portraits de son ami. Cette série est impressionnante par son absence totale d’exotisme, comme si le long voyage n’avait pour but que de se retrouver soi-même, ou plutôt de mieux se perdre, loin des rues familières, loin des visages connus. De l’Égypte à Rome, on ne quitte pas les mythes originaires. De 1987 à 1989, Guibert est l’hôte de la Villa Médicis ; il pose avec Vincent dans l’atelier de Balthus. Mais tandis que le jeune homme joue les modèles, Guibert reste vêtu de pied en cap, comme sur presque toutes les photos, tant il entretenait avec son corps un rapport complexe. Il faut le hasard d’un miroir sans visage pour qu’il joue, un jour, en passant, le jeu de la nudité. Comme sur la couverture du livre, on entrevoit sa silhouette à travers un verre dépoli, et son visage en surimposition, comme à une autre page, évoquant une visite à l’autoportrait de Rembrandt jeune à l’Alte Pinakothek.
Dès les années romaines, la maladie creuse ses traits. Les photos de l’île d’Elbe en 1990 sont celles d’un homme marqué – mais qui écrit, jusqu’au bout. Hans Georg Berger a érigé pour son ami, dont il a accompagné le corps jusqu’au petit cimetière de Rio nell’Elba, un tombeau d’images d’une bouleversante pudeur : le jour de la mort d’Hervé, en décembre 1991, il photographie son appartement parisien : sa table de travail, ses livres, ses liasses de manuscrits, les images qu’il gardait à portée de regard. C’est dans ce vide traversé d’un soleil froid que trouvent leur accomplissement une longue fidélité (Guibert aussi aimait à faire de ses objets favoris le sujet de ses photos) et une impossible séparation.
L’écrivain-photographe regardait l’obsession de Berger à braquer sur lui l’objectif avec un mélange d’émotion et de curiosité presque professionnelle. Pour lui, rien n’était plus romanesque que ce désir médiatisé par l’appareil. Il savait bien que l’acte photographique et l’acte sexuel ont mille traits communs – on prend quelqu’un en photo comme on prend un corps dans l’amour. Sa propre pratique répondait à la même logique érotique. Mais il plaisait à ce grand désirant d’être aussi objet de désir. De ce point de vue, le bel album d’Hans Georg Berger porte admirablement son titre : Un amour photographique. On aurait pu écrire aussi Fragments d’une histoire d’amour – à ceci près que, là où d’autres ont choisi et serti en une série longuement pensée des instants rares, les plus intenses, les plus inoubliables, Berger, lui, a jeté à profusion, pour notre bonheur, une pluie d’instants qui s’agencent et se réagencent en un grand kaléidoscope de vie, de désir, de beauté et de mort.
Hans Georg Berger, Hervé Guibert : un amour photographique, Paris, Le Quai / Michel de Maule, 2019, 208 p., 58 e.
Photos : (c) Hans Georg Berger.