Le réseau transfrontalier d’art contemporain 50° nord présente, à l’occasion de la dixième édition de sa biennale Watch This Space consacrée à la création eurorégionale, l’exposition « Prendre coutume » du plasticien Mathieu Harel Vivier. Déploiement artistique et initiatique d’un acte d’échange cérémoniel kanak, cette exposition est répartie sur deux sites, l’espace 36 de Saint-Omer et la CENTRALE.box de Bruxelles. Le premier site est ouvert jusqu’au 14 décembre 2019, le second jusqu’au 12 janvier 2020.
Si la coutume renvoie, chez tout un chacun, à une habitude sociale inconsciente, « prendre coutume » relève de la décision, pour l’artiste, de se l’approprier, et de l’invitation, pour le regardeur, à faire de même. Ici, la coutume proposée vient de la culture kanak. Cette dernière est familière à l’artiste puisqu’elle constitue une part de son origine mais plus distante pour le public et différemment connotée pour les Français et les Belges qui n’ont pas tissé et ne tissent toujours pas avec la Nouvelle-Calédonie le même type de liens. C’est la raison pour laquelle l’artiste présente des photographies, des sculptures, des enregistrements sonores, des vidéos et des archives, soit une œuvre suffisamment variée dans ses supports pour en faciliter l’accès. Cependant, il va au-delà du simple témoignage puisqu’il propose un agencement de ces pièces afin que chacune d’elles soit, comme dans la coutume kanak, une transaction solennelle.
Comme l’indique la phrase inscrite sur l’un des murs de l’exposition à l’espace CENTRALE.box, la coutume « se fait », « se présente », « se dépose », chaque élément étant lui-même coutume. Mathieu Harel Vivier a choisi de rester fidèle aux objectifs de cette coutume dont les règles et rituels servent à s’engager dans une relation précise. Dans chacun des espaces dédiés à son œuvre pendant un temps bref, c’est-à-dire dans des espaces-temps cloisonnés au contrat social routinier, l’artiste propose et expose un nouveau mode d’entrer en relation. La coutume, en tant qu’œuvre offerte, est, par son propos, incitation à l’adoption de nouveaux codes de communication. Si l’amateur d’art accepte ce nouveau contrat, il ne s’agit plus seulement pour lui de pouvoir témoigner qu’il a vu des œuvres, mais qu’il est entré en contact avec l’artiste, et à travers lui avec les manières de vivre du peuple kanak. Le spectateur est ici incité a accepté un don qui l’engage dans une réception particulière de l’œuvre. C’est en tentant de « prendre coutume » des œuvres produites que le récepteur sera amené à donner progressivement un sens au statut de ce qu’il voit. Il deviendra, comme le grand-père de l’artiste, l’immigré arrivé en terre inconnue, qui doit apprendre à interagir avec l’autre dans sa différence. En effet, comme l’a confié Mathieu Harel Vivier, son grand-père, pêcheur en apnée, alors qu’il déposait les poissons ou coquillages qu’il avait pêchés sur une pierre devant sa maison se les était vu plusieurs fois échangés par de la viande, des fruits et des légumes, et ce avant même de communiquer verbalement avec les membres de la communauté kanak.
Cette pierre qui apparaît poétiquement modélisée dans la vidéo qui ponctue l’exposition est aussi le sujet de l’installation « La Pierre aux échanges » qui allie une photographie en noir et blanc, souvenir de ce rituel, et sa mise en volume, comme une actualisation du réceptacle à l’échange. Mathieu Harel Vivier ouvre ainsi, à travers les procédés mis en place lors de la présentation de ses œuvres, une voie expérientielle qui n’a pas pour vocation à transformer les lieux d’exposition en profondeur mais qui permet à tout un chacun d’expérimenter patiemment une autre manière de penser la création. Sa pratique plastique maîtrisée des différents médiums autorise cette rencontre avec l’œuvre sur le mode du rituel, déstabilisante au premier abord, mais qui devient de plus en plus stimulante au fur et à mesure que le spectateur en accepte l’idée. En mettant lui-même en action les principes qu’il diffuse, l’artiste ouvre les conditions de possibilité de nouveaux modes de communication qui, par leur ancrage dans une culture ancestrale, ré-ouvre aussi plus largement la possibilité de nouveaux modes d’échanges. Ainsi, comme nous le montre encore la vidéo, la monnaie, consciencieusement restaurée ou reproduite par le sculpteur local Raymond Bonnenfant, n’a rien à voir avec l’argent tel qu’il transite dans les sociétés occidentales. Investie de sa valeur première, elle est un « sceau », une trace d’alliance qui peut traverser les générations.
On ne peut donc, en reprenant les propos de l’artiste lui-même, que conseiller au futur visiteur « de prendre son temps, de revenir, d’en faire une habitude pour accéder aux différents niveaux de lecture », d’éprouver chaque œuvre dans les interactions qu’elle entretient avec les autres mais aussi dans l’inscription historique qui lui est propre. Les pièces exposées, comme les paysages façonnés par l’homme et le temps que l’on peut voir dans la série « Textura », possèdent plusieurs strates, il faut « prendre coutume » pour en pénétrer la richesse.