La galeriste Maria Lund jouerait-elle de son positionnement atypique sur la scène artistique parisienne ? « Migrations », le titre de sa nouvelle exposition visible jusqu’au 11 janvier, pourrait le laisser penser. Comme une provocation, ce mot, dont l’époque contemporaine ne peut entendre que l’écho politique et social, est ici choisi pour évoquer un procédé propre au champ de la création et plus spécifiquement interne aux matières utilisées par les artistes.
« Migrations » réunit ainsi trois artistes qui ont à cœur le travail sur la matière et qui utilisent ce processus interne aux matériaux pour produire des formes. Le photographe Nicolai Howalt crée par exemple des images sans prise de vue, se contentant de développer un papier photo ancien avec une émulsion sensible dont les ions ont migré suite à une oxydation ; il met au jour des taches organiques en nuances de gris et blanc. La sculptrice Pipaluk Lake, quant à elle, insère du verre dans une grille métallique qu’elle passe ensuite au four ; assouplis par la chaleur et sous l’effet de la pesanteur, les deux matériaux se mêlent pour créer une forme hybride. Enfin, le plasticien Esben Klemann fonctionne selon un procédé quasi similaire, les sculptures de formes géométriques qu’il réalise en grès s’assouplissant pendant la cuisson ; il utilise la migration des particules internes au grès pour amollir les grilles créées en amont.
La grille est d’ailleurs l’élément omniprésent de cette exposition comme le montre l’accrochage des photographies de Nicolai Howalt organisées selon une grille sous-jacente. Cette fois-ci, ce ne sont pas les migrations internes à la matière qui amollissent la grille mais les les éléments biomorphiques des images qui viennent contredire l’organisation structurelle régulière dont certains emplacements sont d’ailleurs laissés vides.
Dans son histoire de la grille, et plus précisément dans son chapitre ironiquement intitulé « Après la grille », Éric de Chassey montre comment, à partir des années 1990, les peintres, après une longue période de désamour, se sont à nouveau emparés de ce motif, mais pour mieux le subvertir. En observant les peintures de nombreux artistes, il énumère les procédés à l’œuvre pour assouplir cette forme à l’origine porteuse d’utopie politique égalitaire mais dont l’interprétation a glissé du côté du totalitarisme depuis la crise de la société industrielle au milieu des années 1960. Il montre ainsi comment les artistes « postmodernes » s’attachent, soit à mettre en avant l’aspect décoratif de la grille pour lui ôter toute espèce de sens, soit au contraire à lui en attribuer un nouveau en contradiction avec le précédent. Ces grilles récentes témoignent de la prise de conscience de l’absurdité d’un modèle de liberté de la part des artistes mais également de leur reconnaissance envers ce que cette forme a permis en termes de découvertes plastiques. « Si l’histoire linéaire de la grille est terminée, ses ressources sont loin d’être épuisées » écrit le théoricien qui s’intéresse à son usage dans le champ spécifique de la peinture.
Ce qui vaut en peinture semble valoir également en sculpture. Celles de Pipalik Lake, si elles ne génèrent pas de « systèmes instables et ouverts », pour reprendre la terminologie de l’historien, en sont le résultat. Comme la lave du volcan venue pétrifier la vie en plein mouvement, les pièces qu’elle propose sont un arrêt dans le processus de formation. Même présentés retournés dans l’autre sens, ces instantanés sculpturaux portent en eux l’élan de la gravité qui leur a donné forme et l’on peine à imaginer que ce mouvement soit définitivement terminé. Ainsi, à la forme achevée ou toujours reconduite à l’identique s’oppose la perception d’une croissance en paliers, irrégulière.
Nous retrouvons ce mouvement qui vient contrecarrer la rigidité utopique dans certaines sculptures d’Esben Klemann, non plus sous le mode de la croissance mais sous celui du déplacement, notamment à travers une petite pièce en grès et glaçure verte qui semble être une « grille rampante ». Artiste contemporain venant après une longue histoire de la grille, du tracé régulateur au motif formel en passant par la mise au carreau et la perspective, Klemann semble voir dans cette forme un objet familier et vivant, comme un animal de compagnie dans lequel projeter ces affects.
Plus intéressant encore, Éric de Chassey insiste sur le fait qu’en réutilisant autrement un motif longtemps associé à un modèle d’uniformisation, les artistes engagent un acte subversif, un acte politique donc, mais pas sur le mode du militantisme et du message à la portée immédiate. Ces artistes agissent avec « un sens politique et une intelligence critique bien éloignés donc du premier degré du politically correct dans lequel on semble alors vouloir enfermer la scène artistique et culturelle » écrit-il. Des mots que reprendraient sans doute volontiers à leur compte les trois artistes exposés pour qui la mise à distance du monde social dans leurs œuvres ne signifie pas une absence de responsabilité de la part de celui qui les a crées.
Le rapport à la matière n’est pas un choix anodin lorsqu’il s’agit de faire fondre les barreaux d’une grille transformée en prison, le rapport à la forme n’est pas sans conséquence lorsqu’il s’agit de faire du plan devenu trop rigide un labyrinthe. « Liquéfier » l’abstraction n’est pas la « liquider » mais au contraire s’inscrire dans une histoire et l’actualiser.