« Tout peintre intelligent porte l’ensemble de la culture picturale moderne dans sa tête : c’est son véritable sujet, et tout ce qu’il peint est à la fois un hommage et une critique, et tout ce qu’il dit est une glose.»
Cette phrase de Robert Motherwell témoigne de sa position en tant qu’artiste américain au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Il s’agit pour lui, comme pour les autres acteurs de l’expressionnisme abstrait naissant, de prendre position face à l’art antérieur.
Né en 1915 à Aberdeen dans l’État de Washington, Motherwell s’engage très tôt dans un cursus de philosophie qu’il débute à l’Université Stanford dans la Silicon Valley puis poursuit à l’université de Harvard dans le Massachusetts. Profondément marqué par l’art européen qu’il découvre à l’été 1935 lors d’un voyage qui le fait passer successivement par la France, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, la Belgique et l’Angleterre, il consacre sa thèse au journal du peintre français Eugène Delacroix. Il revient à Paris en 1938 pour traduire le livre de l’artiste Paul Signac voué à l’apport de l’usage de la couleur de Delacroix dans les développements picturaux ultérieurs. C’est d’ailleurs dans cette ville, au sein de la galerie de son compatriote Raymond Duncan, qu’il expose l’année suivante et pour la première fois son propre travail artistique.
De retour aux États-Unis en 1940, Robert Motherwell s’installe à New York pour étudier l’histoire de l’art à l’université Columbia. Il a pour professeur Meyer Shapiro qui lui conseille de se consacrer entièrement à la peinture et le met en contact avec les surréalistes exilés aux États-Unis en raison de la guerre. Il fait ainsi la connaissance d’André Breton, de Marcel Duchamp, de Max Ernst, d’André Masson, d’Yves Tanguy et de Roberto Matta et part au Mexique avec ce dernier durant six mois en 1941. Il publie également dans la revue surréaliste que dirigent Breton, Ernst et Duchamp et participe en 1942 à l’exposition collective First Papers of Surrealism au Whitelaw Reid Mansion de Manhattan qui a un grand impact pour la reconnaissance du mouvement en Amérique.
Alors qu’il commence à fréquenter les artistes américains de sa génération également intéressés par les pratiques surréalistes comme Jackson Pollock ou William Baziotes, il se spécialise à partir de 1943 dans des collages dans lesquels il place des papiers déchirés sur des toiles ou des supports en bois. Avec cette technique, il crée des compositions très structurées qu’il retravaille à la peinture à l’huile par la suite comme en témoigne le tableau intitulé Pancho Villa, Dead and Alive. Bien qu’abstraites, les œuvres réalisées à cette époque ne sont pas dénuées de sujet et leur titre permet bien souvent au spectateur de s’orienter dans l’interprétation. Ainsi le titre de la toile The Little Spanish Prison terminée l’année suivante, qui formellement présente une alternance de bandes verticales jaunes et blanches sur lesquelles prend place en hauteur un rectangle horizontal rouge, invite le spectateur à voir des barreaux et une fenêtre.
Alors qu’il poursuit un travail d’éditeur en publiant notamment une série d’ouvrages sous le titre The Documents of Modern Art pour lequel il réunit un ensemble de textes d’artistes et de critiques importants, la galeriste Peggy Guggenheim, réputée pour représenter l’avant-garde américaine, lui consacre une exposition personnelle en 1944. Il participe également à la célèbre exposition Fourteen Americans organisée par le MoMA en 1946. Membre de l’école Subjects of the Artists qui regroupe des artistes expressionnistes abstraits de la première génération, il partage avec ce groupe de nombreux principes picturaux. Ainsi, comme Pollock, il peint souvent debout et, comme Rothko, il cherche à épurer de plus en plus ses toiles. Artiste reconnu (il représente les États-Unis à la Biennale de Venise de 1950), il profite de sa stature pour faire connaître les artistes dont le travail lui plaît, à l’image de Cy Twombly à qui il organise une première exposition personnelle à la galerie Kootz de New York en 1951. Il poursuit également son projet éditorial et publie la même année un ouvrage intitulé Modern Artists in America consacré à la création contemporaine ainsi qu’un livre sur les peintres et poètes dadaïstes nommé The Dada Painters and Poets : an Anthology.
Ne s’enfermant pas dans une démarche unique, Motherwell fonctionne par séries dans lesquelles il expérimente différents matériaux et manières de faire. Ainsi, à partir de 1961, il commence une série d’encres sur papier intitulées Les Élégies espagnoles, qui, sans doute parce qu’elle est une déclinaison d’un ensemble sur le même thème réalisé dans les années 1940 en collage, laisse une grande place au papier vierge. À l’inverse des artistes américains de son époque qui pour la plupart pratiquent le all-over, Motherwell intègre le vide comme un élément structurant de ses compositions comme le montre la sérigraphie avec ajout de collage datée de 1964 Untitled from X + X (Ten Works by Ten Painters) dans laquelle l’espace laissé vierge devient, par soustraction, la figure principale de l’œuvre. Pour sa série Lyric Suite commencée en 1965, il utilise toujours l’encre sur papier mais la pratique d’une autre manière. Oubliant le procédé de composition, l’artiste agite son pinceau rempli de couleur au-dessus de la surface qui se fait dès lors réceptacle de sa gestuelle instinctive. On retrouve cette gestuelle spontanée exprimée d’une autre façon dans le portefeuille de dix lithographies terminé l’année suivante. Pour cet ensemble Untitled from The Madrid Suite, l’agressivité est rendue par les bords nets et droits des formes qui se découpent sur des fonds hachurés. Dans un genre totalement différent, l’ensemble de peintures dont les titres comportent la mention Open Number réalisé plus tard témoigne d’un intéressant travail de cadrage des formes. Il poursuit ses explorations jusqu’à sa mort en 1991.
Motherwell aura essayé nombre de techniques associées à la première génération de peintres expressionnistes abstraits. Comme eux, ces thèmes auront porté, dans un contexte de guerre, sur la vie et sur sa dimension tragique. Néanmoins, cet artiste, qui fut sans doute le plus européen des membres de l’École de New York mais aussi l’un des plus intéressé par les disciplines intellectuelles telles que la philosophie ou la psychanalyse, n’aura jamais adopté une position définitive pour se construire face à l’art moderne.