Profitant de la douceur automnale, pourquoi ne pas passer une heure ou deux dans le quartier des galeries plutôt que de s’agglutiner dans les halls surchauffés des (trop) nombreux salons du moment ? Goûtant le paysage urbain, on découvrira aux cimaises d’autres paysages, ceux du rêve, de la mémoire, du jeu… À n’en pas douter, la promenade doit commencer à la Galerie Bigaignon, où sont présentées les oeuvres aussi originales que séduisantes de la jeune artiste italienne Vittoria Gerardi. Comment rendre compte par l’image de ce lent mais inexorable effacement de tout qu’accomplit le passage du temps : telle est l’étincelle initiale d’une réflexion subtile, élégante et juste. Vittoria Gerardi a choisi le lieu emblématique de la disparition dans l’Occident méditerranéen : Pompéi. Elle a photographié à la chambre tel ou tel vestige de la grande cité campanienne, puis a soumis ses tirages à un traitement singulier en projetant sur la surface une fine couche de plâtre, qui n’empêche nullement de distinguer les formes mais tend devant elles un léger voile, exactement comme le faisait Titien lorsqu’il obturait la moitié du portrait du cardinal Archinto par un tissu translucide pour représenter l’irreprésentable : la mort. La brume du temps, grâce à Vittoria Gerardi, s’est déposée sur Pompéi – plus fascinante encore quand trois images identiques sont accrochées côte à côte, distinguées par l’épaisseur du voile. De l’impalpable à l’opaque s’épaissit alors sous nos yeux la nuée de l’oubli. Aucun pathos dans cette belle méditation, seulement beaucoup de douceur, une once de mélancolie et surtout les promesses d’un vrai talent.
Le talent de Marie-Hélène Vieira da Silva (+ 1992) n’a plus à être discuté. L’importance de l’artiste fait l’unanimité, et l’ample rétrospective que lui consacre la Galerie Jeanne Bucher Jaeger est parfaitement bienvenue. On y retrouvera toute la gamme chromatique des paysages de mémoire qui ont fait la fortune de l’oeuvre, après des débuts figuratifs dont sont présentés quelques exemples. Au gré de l’accrochage, les idiosyncrasies font adhérer à certaines perspectives plus qu’à d’autres : un Chemin de 1963, par exemple, ou un Jardin de 1974, dans une somptueuse harmonie de bleus, donnant (au moins pour cette fois) le sentiment que les oeuvres tardives sont les plus belles.
On n’a pas grand chemin à faire pour rejoindre Topographie de l’art, dont les propositions sont toujours originales. Celle de l’automne est placée sous le signe paradoxal de l’immatérialité – paradoxal notamment au regard d’un espace qui se distingue par les aspérités assumées de matériaux non aseptisés, des murs au sol et à la couverture. Plusieurs des pièces exposées contribuent à étendre cette cartographie paysagère dont nous suivons les méandres. Citons particulièrement Nowhere d’Adam Belt, tout en surfaces grises et traces blanches, dont l’observation révèle des reliefs, des canyons, des rivières… à moins que tout cela ne figure que dans la topographie mentale du regardeur, qui projette son monde sur la toile. On en dirait autant du très beau Thomas Devaux voisin. Comme toujours chez ce virtuose de l’impondérable fascine la subtilité des nuances colorées et la grâce indiscutable de l’ensemble.
Si les artistes rencontrés jusqu’ici dialoguent plutôt avec les écrivains du stream of consciousness, il ne sera pas absurde d’achever la promenade dans un monde plus proche de l’aventure, pourquoi pas un peu vernien. Tel est l’accrochage offert par la Galerie Cinéma sous le beau titre « La société du spectral ». La cinéaste Caroline Deruas est à l’origine de cette exposition, dont la première salle est largement occupée par ses collages néo-baroques pleins de fantaisie. Dans le cabinet vidéo on découvre une oeuvre inédite de Yann Gonzalez, le génial réalisateur d’Un couteau dans le coeur, et Alain José Garcia Vergara ; le rôle de la « petite madeleine » y est joué par des images sexuelles vintage. Sans doute retiendra-t-on surtout les oeuvres de Bertrand Mandico, l’auteur des inoubliables Garçons sauvages, qui révèle un talent certain pour le dessin, dans un univers familier aux amateurs de ses films. En quelques pas et quelques instants, nous avons joint Pompéi et les îles du bout du monde. Le chemin qui les relie pouvait-il passer ailleurs qu’au coeur de Paris ?
Vittoria Gerardi, Pompeii, Galerie Thierry Bigaignon, 9 rue Charlot, jusqu’au 10 novembre – Vieira da Silva, Galerie Jeanne Bucher Jaeger, 5 rue de Saintonge, jusqu’au 16 novembre – Immatérialité, Topographie de l’art, 15 rue de Thorigny, jusqu’au 2 novembre – La société du spectral, Galerie Cinéma, 26 rue Saint-Claude, jusqu’au 9 novembre.
Image d’ouverture : Vittoria Gerardi, Pompéi : la tombe de la gens Istacida, courtesy Galerie Thierry Bigaignon.