« Des lignes, ténues comme une inquiétude lancinante, s’enroulent, s’emmêlent, se crispent en des nœuds serrés, se rencontrent en des angles aigus ou circulent en de souples cheminements » (Madeleine Rousseau, 1949). Les non-initiés cherchent à comprendre. Les initiés à interpréter. Tous se fourvoient. Hans Hartung est au-delà. On a parlé d’« abstraction lyrique » (Léon Dugand, 1947), pour la distinguer de l’abstraction géométrique à la Mondrian. Le public crut longtemps qu’il s’agissait d’une peinture de premier jet et d’élan intérieur. D’une improvisation. D’un cri sur la toile. On l’a rapproché de l’expressionnisme allemand par lequel Hartung a été marqué dès ses débuts dans les années 1920 en voyant, dans son Allemagne natale, les tableaux de Kokoschka et d’Emil Nolde. On a pu le comparer à Van Gogh pour l’intensité dramatique de ses toiles. On a essayé de le rattacher à la peinture pulsionnelle et automatique de Dada et du surréalisme. Il fut fasciné par Picasso – qui ne le fut pas ? – au point de reproduire des têtes picassoïdes en série, inspirées de Guernica. On en a fait l’inventeur de l’Action painting, cette « peinture gestuelle » des années 1950 dans laquelle le geste extériorise les états d’âme comme chez les peintres américains, les Jackson Pollock, Sam Francis, Roberto Matta, Willem de Kooning. Une peinture de l’émotionnel vectrice d’un psychisme tourmenté. On a voulu y voir le précurseur du Colorfield painting, l’abstractionnisme monochrome de Mark Rothko. Hartung et Soulages ont pu être comparés, « fleuves parallèles » (Benoît Decron), eux qui, dans la vie, furent meilleurs amis. En 1950, Alain Resnais le filme à l’œuvre dans son atelier, en train de tracer des deux mains des circonvolutions abstraites autour d’un axe imaginaire. Il en fait à sa manière un peintre de la Nouvelle Vague. Toutes les biographies mentionnent qu’il fut l’ami de Calder, de Juan Miro, de Zao Wou-Ki. On l’a, sans hésiter, associé à l’art informel et au tachisme dans lesquels les couleurs projetées coulent sur la toile, proche du dripping de Pollock, ces giclées de peinture qu’il convient ensuite de laisser goutter. On a pu lire dans ces nuées de taches noires sur fond d’orage une vision des Oiseaux d’Hitchcock. Un drame se jouerait, sublime et inquiétant. On le veut pionnier, en avance sur son temps, inspirateur de tous les avant-gardismes, expérimentateur de génie.
L’homme déjoue pourtant toutes les interprétations et les tourne en contre-sens. Hartung n’a jamais signé de manifeste, a refusé d’appartenir à tout type d’ « école », a très tôt rejeté la thèse dadaïste de l’acte gratuit. Il n’adhère à aucun groupe. Solitaire et singulier, il travaille son trait, le réfléchit longuement. Pas de pulsion ni d’explosion chez lui. « Un cri n’est pas de l’art », note-t-il dans son Autobiographie (1976). Il contrôle au plus haut degré ses lignes. Il maîtrise ses émotions à un point d’élaboration insoupçonnée. Point de projection sur la toile qui ne soit entièrement canalisée. L’image est minutieusement construite. Il met son tableau en tension, une tension non pas jaillie de l’inconscient mais soumise au contrôle attentif de sa haute conscience picturale. «L’idéal, écrit-il, est d’obtenir cette tension permanente qu’on sent si bien sous l’archet de Casals». Pas de transe. Le trait est pensé à l’avance, longuement médité, patiemment mûri. La stylisation extrême est l’aboutissement de longues années d’expérimentation, de recherches techniques, entre autres par le renouvellement de ses outils et de ses matières. Hans Hartung travaille dans la sérialité : « plus on produit, plus ce que l’on produit est bon ». Il multiplie les dessins à l’encre de Chine par centaines. Il répète. Il reproduit. Telles les gammes du musicien. La sérialité est son banc d’expérimentation. Un travail quotidien, sans répit. Il recherche une ligne vibratoire. Il veut atteindre à une pureté du trait. Il se réfère aux seuls des classiques qui l’aient véritablement influencé : Rembrandt, auprès de qui il découvre très tôt sa vocation, et Bach, son compatriote de Leipzig, dont les Variations et autres contrepoints l’accompagnent tous les jours pendant son travail (huit haut-parleurs installés dans son atelier).
Saisir Hartung, c’est donc envisager son œuvre comme le produit d’une recherche extrême aboutissant à l’acte pur, par-delà le figuratif et par-delà le non-figuratif. Le trait de l’épure, dont la sagesse de la calligraphie détient le secret. D’où l’anecdote du peintre chinois narrée par Hartung lui-même : l’empereur commande à son peintre un grand tableau glorifiant sa célèbre victoire sur l’ennemi. Le peintre s’exécute, des mois durant, une année entière. L’empereur s’impatiente et réclame le travail. La toile présentée ne figure que trois lignes. Colère de l’empereur et nouveau délai. Le peintre se remet au travail, longuement. Les ans passent. L’empereur appelle à nouveau le peintre qui lui présente une toile avec deux traits. Exaspération et nouveau renvoi. L’artiste continue ses recherches encore longtemps. Vint le temps où la toile terminée, le peintre l’apporte à l’empereur. Sur toute sa surface, il n’y avait qu’une ligne, une seule. L’empereur comprit. « Dans cette seule ligne, ce trait unique, il avait concentré, réuni dans l’absolu, toute l’énergie, le courage et la valeur que l’empereur avait déployés pour gagner la bataille ».
Hans Hartung : la fabrique du geste – Musée d’art moderne de la Ville de Paris – jusqu’au 1er mars 2020.
Image de titre : Hans Hartung, T1966-H41, 1966, peinture vinylique sur toile. Fondation Hartung-Bergman, Antibes. © ADAGP, Paris, 2019. Photo : Fondation Hartung-Bergman.