Triste semaine, décidément : après Sam Szafran samedi, l’illustrateur Pierre Le-Tan a été emporté mardi soir par la maladie, à seulement 69 ans. Il laisse pleins de triste nostalgie toute une fraternité secrète d’amateurs, qui se réjouissaient à chaque fois qu’apparaissait sur une couverture, dans un catalogue, dans une revue l’un de ses dessins immédiatement reconnaissables, au trait admirablement précis et à l’atmosphère délicieusement poétique, proches par bien des côtés des croquis d’un dandy qui lui était cher, Philippe Jullian.
La parfaite courtoisie de l’artiste, son élégance sans ostentation mais pleine de raffinement, laissaient deviner des origines prestigieuses et fantasques. Tel était exactement le cas : le père de Pierre Le-Tan appartenait à une famille princière du Tonkin, mais était venu à Paris pour se livrer à son goût de la peinture. Si l’on ajoute à cette famille improbable une fascination de jeunesse pour Boris Kochno, dépositaire de la mémoire d’un certain âge d’or, on comprend mieux que le dessin de Le-Tan ait toujours cultivé une nostalgie souriante, sans pathos, résolument décalée par rapport aux modes et aux diktats du présent. Cette distance soigneusement entretenue ne l’a pas pour autant éloigné du succès et des lieux où il se prépare et se confirme : publié par le New Yorker dès l’âge de 19 ans, Le-Tan n’a jamais eu de difficulté à trouver des commanditaires pour ses pages aussi sobres que sophistiquées. De ce point de vue, il n’était pas sans parenté de méthode avec un artiste dont il traçait encore, en 2018, dans Traveller’s tales, un excellent portrait : Karl Lagerfeld.
L’imaginaire de Pierre Le-Tan était structuré comme une géographie. Paris en occupait le centre, sans hésitation. Quelques heures avant de mourir, à l’hôpital, l’artiste vérifiait encore les épreuves de la réédition augmentée de son livre Paris de ma jeunesse. On ne sera pas étonné qu’il ait aussi beaucoup aimé Tanger, où vit son ami l’écrivain de jardins Umberto Pasti. Le poids des souvenirs, le bruit de la mer, l’abandon des vieux palaces, tout réveillait en lui des sensations désirées, évoquées avec une légèreté gracieuse, en mots et en images, dans le Carnet tangérois de 1996. Lorsqu’il notait que « les résidents de cette cité fantôme donnent l’impression d’y être échoués pour des raisons inconnues ou inavouables », il livrait au passage la recette de son univers : un mystère très doux.
Extrêmement sensible à la littérature, Le-Tan a collaboré avec des auteurs et des éditeurs choisis. On a souvent souligné sa proximité avec Modiano, dont la plupart des couvertures portent sa griffe. Il ne faudrait pas oublier la parfaite adéquation de son art avec la prose d’un Pierre Herbart, dont il a illustré L’âge d’or, Alcyon, d’autres titres encore. C’était au Promeneur, une maison for the happy few, très proche de son esprit et où Patrick Mauriès a souvent fait appel à lui. Le savant et brillant amateur des curiosités artistiques et littéraires a plusieurs fois accompagné de ses textes les images de Le-Tan. C’est lui qui a forgé pour le désigner cette jolie formule : « le mandarin merveilleux ».
Pierre Le-Tan était aussi connu comme un collectionneur presque compulsif. Sa silhoutette était familière aux habitués de Drouot. Son appartement de la place du Palais-Bourbon était un véritable musée, même après une première grande vente en 1995. Le merveilleux album Quelques collectionneurs avait assurément quelque chose d’autobiographique ! Pour autant, Le-Tan savait accorder autant de prix à de menues traces qu’à de précieux objets. L’un de ses albums s’intitule Épaves et débris sur la plage ; de fait, on rencontre très souvent dans ses dessins un coquillage, une branche de corail, une étoile de mer… toutes ces merveilles fragiles que le ressac laisse sur le sable. Elles constituent autant de trésors d’enfants que les adultes rêveurs aiment à garder au fond de leur tiroir secret. L’esprit d’enfance était à l’oeuvre aussi dans le trait de Pierre Le-Tan. Ses images favorites sont, comme les étoiles de Cocteau, la preuve que l’enchanteur est passé ; elles attestent après coup que rien n’est plus vrai que les histoires que nous avons forgées.