Alors même que la Galerie Claude Bernard, sa galerie historique, lui consacrait son stand à la Biennale, Sam Szafran, l’un des plus grands artistes des cinquante dernières années, vient de quitter les siens à l’âge de 85 ans. Il est mort à Malakoff, dans la maison-atelier où il travaillait depuis longtemps et qui était devenue presque mythique, y compris par les représentations qu’il en avait données. Szafran, dont la famille était d’origine polonaise et dont l’enfance avait été marquée par l’angoisse de la violence nazie, était en effet un Parisien de Paris ; il avait aimé y rencontrer des artistes de tous horizons, qui lui avaient fait confiance et l’avaient aidé dans les périodes de vaches maigres – de Man Ray à Giacometti, certainement celui qui exerça sur lui la plus forte influence.
Pour autant, Szafran ne développa jamais un art d’imitation. Doué d’une forte personnalité et d’un riche imaginaire, il mena contre vents et marées une oeuvre d’une parfaite singularité, y compris dans ses techniques. Dès les années 60, il trouve en effet son medium d’élection dans le pastel ; amoureux des gammes presques infinies de couleurs permises par les batonnets, il en possédait d’innombrables. Plus tard, il obtint de grandes réussites en travaillant conjointement pastel et aquarelle. Toujours dans ses oeuvres s’impose l’évidence d’une immense délicatesse : Szafran connaissait d’instinct la puissance poétique de la précision.
Le plus souvent, il appliqua cette précision à des intérieurs, même si de grands paysages urbains ont aussi marqué ses dernières années. Dans la série des « Ateliers », il sut rendre la sensation de ce qu’il appelait son «chaos». Lithographe, il aimait et représenta le monde si particulier des imprimeries ; magistrale était sa façon de faire jouer la lumière par les grandes verrières. Il s’attaqua aussi à de nombreuses reprises au motif de l’escalier, dont les courbures parfois vertigineuses correspondaient à ses souvenirs et à ses obsessions. Mais il est probable que les oeuvres les plus célèbres et les plus goûtées de Szafran restent ses fameuses « Serres », où les feuillages surabondants de grandes plantes d’intérieur semblent envahir la page, la transformant en une jungle savante, rétive aux lois classiques de la perspective, pas inapte cependant à accueillir une figure humaine, comme les mosaïstes du Moyen Âge intégraient de petits personnages dans les volutes de l’acanthe. Martine Franck sut en jouer avec grâce et humour, dans une magnifique photographie de 1983 où l’artiste est vu à travers les feuilles de ses plantes fétiches.
On ne saurait surestimer l’importance de Sam Szafran, reconnue sans restriction par les critiques les plus exigeants, à commencer par Jean Clair. Il est beau que ses oeuvres soient exposées au moment même de sa mort. On ne peut s’empêcher de penser à la page célèbre où Proust narre la mort de Bergotte ; comme les livres du grand écrivain aux vitrines éclairées, les tableaux de Szafran au Grand Palais « veillent comme des anges aux ailes éployées et semblent, pour celui qui n’est plus, le symbole de sa résurrection ».
Photo : Fondation Maeght.