« Lorsque j’expose un tableau je voudrais qu’il dise “Me voici ; voici ma présence, mon sentiment, moi-même. Me voici debout, implacable, fier, vivant, nu, sans peur. “ »*
Cette phrase extraite de la correspondance privée de Clyfford Still rappelle à bien des égards la posture volontaire de Willem de Kooning que le critique d’art Harold Rosenberg prend comme exemple de l’Action Painting dans son article Les peintres d’action américains rédigé en 1952. Celle de Still fut pourtant bien plus nuancée et sa pratique aussi proche du Colorfield Painting que de l’Action Painting.
Né en 1904 à Grandin dans le Dakota du Nord, Still étudie à la Spokane University dans l’État de Washington avant de commencer à enseigner la peinture dans différentes écoles de la côte ouest à partir de 1930. En 1935, il obtient son diplôme de Master en Arts plastiques et entame une carrière d’artiste en parallèle de sa fonction d’enseignant qu’il continue à exercer jusqu’en 1941.
Comme Arshile Gorky, il est tout d’abord marqué par la peinture de l’impressionniste Cézanne et par la manière dont ses dernières œuvres annoncent le cubisme. Les principes de construction de ce mouvement rendu célèbre par la grande exposition Cubism and Abstract Art organisée au Museum of Modern art de New York en 1936 l’intéressent particulièrement tout comme les méthodes des surréalistes qui se réfugient aux États-Unis au début de la Seconde Guerre mondiale. Peu concerné par l’abstraction géométrique qu’il juge trop formelle et dont les fondements conceptuels lui paraissent dépassés dans le contexte meurtrier de l’époque, il se passionne en revanche pour les récits mythologiques et les différentes techniques d’expression de l’inconscient telle que l’écriture automatique.
Néanmoins, comme beaucoup de ses contemporains, les atrocités commises pendant la guerre changent son rapport à la représentation. Dès 1943, il abandonne la figuration propre aux surréalistes pour créer des formes anthropomorphes se réduisant à quelques traits sur des fonds généralement très sombres. De façon plus consciente que les autres artistes américains de sa génération, Still cherche à effacer toute trace d’un héritage européen dans sa manière de peindre. Déclarant mépriser ce qu’il considère être une tradition hégémonique totalitaire, il tente d’inventer un nouveau type d’abstraction libre de tous symboles interprétables. Alors que Kandinsky et Mondrian espéraient, par l’art abstrait, créer un langage universel compréhensible par tous, Still, qui ne donne d’ailleurs jamais de titre à ses œuvres, semble utiliser l’abstraction pour exprimer des états émotionnels individuels.
En 1944, il réalise deux peintures qui marquent un tournant dans son œuvre dont les commentateurs ne parleront plus désormais qu’en termes de « déchirure », « crevasse » et « fissure ». Intitulées 1944-N No 1 et 1944-N No 2, ces toiles de très grand format présentent un fond noir texturé strié par quelques traits irréguliers de couleur. Red Flash on Black Field (Éclair rouge sur le champ noir), qui est un autre titre souvent donné au tableau 1944-N No2, témoigne de l’impression suscitée par cette huile de 264,8 par 221,6 cm pour laquelle l’artiste a appliqué une tonalité sombre et chaude sur la totalité de la surface de la toile qu’il a ensuite ouverte avec des couleurs contrastantes comme le jaune et le rouge.
En 1946, l’expressionniste abstrait Mark Rothko présente Still à la galeriste Peggy Guggenheim qui lui organise aussitôt une exposition personnelle dans son espace new-yorkais. Lorsque l’année suivante The Art of This Century Gallery ferme, Still rejoint, avec d’autres artistes de sa génération, la galerie Betty Parsons. En 1950, il s’établit à New York pour travailler avec Jackson Pollock et Willem De Kooning avec qui il partage un certain rejet du monde de l’art. La même année, au cours d’une réunion à l’école Subjects of the Artist fondée en 1948 par Mark Rothko, William Baziotes, David Hare et Robert Motherwell, il décide avec d’autres artistes de protester contre le mépris du Metropolitan Museum of Art à l’égard de l’expressionnisme abstrait. Le groupe, composé majoritairement d’artistes expressionnistes abstraits, diffuse son opinion dans un numéro du magazine Life qui les rendra célèbre sous le nom des « irascibles ».
En 1961, Still, qui a jusqu’à présent rarement exposé et assez peu vendu, se retire du milieu de l’art new-yorkais et part s’installer dans le Maryland. Solitaire, il y poursuit les recherches picturales amorcées dès 1944 en jouant sur des variations de dimensions, de matières et de couleurs. Travaillant sur de très grands formats, il applique ses peintures au couteau à palette pour produire des tableaux aux teintes saturées et à la texture dense et irrégulière. Il commence à exposer plus régulièrement à partir de cette époque, dans des galeries mais aussi dans des institutions publiques comme l’Institute of Contemporary Art de l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie en 1963, le Museum of Modern Art de San Francisco en 1975 et enfin le Metropolitan Museum of Art de New York en 1980, l’année de son décès.
Still laisse derrière lui des tableaux dont la présence physique indéniable ne réside pas uniquement dans le format qui dépasse celui de la peinture de chevalet pour se confondre avec l’installation murale. Cependant, si les violents contrastes de couleurs et l’épaisseur des textures appliquées au couteau permettent une interprétation de ses peintures du côté de l’Action Painting, les variations d’épaisseurs qui captent la lumière évoquent aussi des paysages romantiques presque mystiques qui le rapprochent du Colorfield Painting. S’il est vrai que l’artiste utilise des empâtements plus épais que Barnett Newman ou Mark Rothko, son geste réfléchi n’est pas non plus celui d’artistes comme Jackson Pollock ou Willem De Kooning. Still a fait partie de la première génération des expressionnistes abstraits sans choisir entre ces deux courants.
*La citation d’ouverture a été traduite par l’historien de l’art français spécialiste de l’abstraction américaine Éric de Chassey.