Grand défenseur des œuvres de Willem De Kooning, Mark Rothko ou Barnett Newman dans la démarche desquels il voit l’aboutissement d’un usage autoréférentiel de la peinture et pour lesquelles il invente le terme de Colorfield Painting, Clement Greenberg est aussi l’un des premiers commentateurs à mesurer l’apport pictural d’un artiste de l’Action Painting comme Jackson Pollock. Il a sans doute été le critique d’art américain le plus influent du XXe siècle et un grand théoricien de cette discipline dont il a contribué à redessiner les contours en prônant une pensée critique analytique fondée sur la seule observation des œuvres.
Issu d’études littéraires et tout d’abord critique dans ce domaine, Greenberg est frappé par la différence qui existe entre la manière de se rapporter à un texte ou à une musique et celle d’envisager une image ou un objet. Comme il l’explique à Catherine Millet dans un entretien d’Art Press daté de 1977: « en Occident, tout le monde éprouve un certain goût pour la littérature ou pour la musique, un mauvais goût souvent, mais un goût quand même alors que beaucoup de gens sont aveugles en face de la peinture ou de la sculpture. Ils ne voient pas. Ils regardent dans la peinture au lieu de regarder la peinture. Ils n’ont pas de goût du tout, ni bon ni mauvais. » Cette absence de goût face aux œuvres plastiques s’explique selon lui par le fait qu’il est très difficile de regarder une chose sans penser à sa possible signification, la vue étant le sens le moins distinct de la pensée. Pour rétablir une perception juste des œuvres plastiques, il est donc nécessaire de s’inspirer de ce qui se passe pour la musique, c’est-à-dire de se concentrer sur leurs matériaux, formes et couleurs, et non sur le sens supposé de l’ensemble. Il faut analyser les œuvres à partir de ce qui les constituent, se détacher de l’interprétation des signes que l’on peut reconnaître comme étant signifiant pour les aborder formellement.
Cependant, la pensée de Greenberg en matière d’analyse des œuvres ne se limite pas à ce point. Il se fait reconnaître en tant que critique en 1939 grâce à un article intitulé Avant-garde and Kitsch dans lequel il fait la distinction entre l’art de « l’avant-garde » et l’art « kitsch » qu’il qualifie d’art de « l’arrière-garde » et qu’il définit comme un art populaire et commercial de mauvaise qualité. Pour lui, la critique est avant tout un jugement de goût, une capacité à évaluer la qualité des œuvres. Être critique c’est dire « je pense que cela est bon ou ne l’est pas, regardez » comme il l’affirme dans ce même entretien, et si ce jugement pourrait sembler infondé, ce n’est pas le cas pour le théoricien qui lie cette capacité à départager le bon du mauvais à une pratique assidue des œuvres. « C’est ce qui s’est toujours produit au cours de l’histoire, c’est que les gens qui faisaient le plus d’efforts, qui regardaient le plus longtemps, qui éprouvaient le plus d’intérêt, étaient toujours plus ou moins d’accord entre eux dans leurs jugements de valeurs sur le meilleur art du passé » déclare-t-il encore.
Si la critique d’art se fait par l’expérience et qu’il est impossible de séparer le jugement de valeur de l’expérience esthétique, Greenberg exclut de ce champ d’autres domaines tels que la psychanalyse ou la psychologie. Grilles d’interprétation, ces disciplines qui cherchent à comprendre l’origine ou le but d’une œuvre ne sont pas des modèles pour évaluer sa qualité. Dans un autre entretien donné cette fois à Saul Ostrow en 1995, Greenberg dit : « ces moyens n’ont rien à voir avec le jugement esthétique. Je n’y suis pas opposé mais je les trouve hors de propos. ». De la même manière, la qualité d’une œuvre ne s’évalue pas à l’aune du discours qu’elle porte, ni même à l’efficacité avec laquelle elle le fait car, selon Greenberg, même si l’art peut évoquer des problèmes sociétaux ou politiques, il n’est pas en mesure de les résoudre. L’art est une chose dont le spectateur doit tirer de la satisfaction, elle doit procurer ce plaisir esthétique que Greenberg, se revendiquant esthète, définit comme un plaisir se situant au-delà de la sensualité et de la volupté, « un mode de plaisir abstrait » comme il le qualifie lui-même.
Il n’est pas anodin que ce théoricien du plaisir abstrait, celui qui est ressenti en faisant abstraction du contenu des œuvres, ait particulièrement défendu l’art abstrait. N’oublions pas à ce titre l’anecdote de Kandinsky qui, devant un de ses tableaux disposé à l’envers, fut saisi par la beauté de la composition et en conclut que l’objet nuisait à ses tableaux. Il n’en reste pas moins que la conception de la critique comme capacité de jugement esthétique développée dans un contact permanent avec les œuvres que nous a léguée Greenberg a su se maintenir au-delà de l’art moderne.