L’expressionnisme abstrait aura décidément pu compter sur les femmes pour se développer, se diffuser et finalement s’imposer comme le premier mouvement artistique américain internationalement reconnu. Après le départ de New-York en 1947 de Peggy Guggenheim, première galeriste à avoir montré les jeunes artistes américains dans son espace intitulé Art of This Century, c’est la galeriste Betty Parsons qui prend le relais de cette ligne artistique à une époque où peu sont prêts à la défendre.
Née en 1900 et issue d’une riche famille new-yorkaise plutôt traditionnelle, Parsons a son premier choc esthétique à treize ans lorsqu’elle visite l’Armory Show, exposition de peintures organisée par le photographe, galeriste et marchand d’art américain Alfred Stieglitz. Elle y découvre les œuvres d’Ingres, Delacroix, Courbet, Manet, Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Matisse, Kandinsky et Picasso, mais aussi le Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp qui déclenchera une vive polémique. Alors que les 300 000 visiteurs qui visitent l’exposition restent sceptiques ou manifestent leur indignation face à ces œuvres avant-gardistes en rupture avec la peinture américaine d’alors, la très jeune Betty Parsons décide de devenir artiste. Adolescente, elle étudie l’art dans l’atelier de Gutzon Borglum aux Etats-Unis puis, devenue adulte, elle émigre en France pour étudier, au côté de l’ancien assistant de Rodin et d’Ossip Zadkine, Antoine Bourdelle qui enseigne la sculpture à l’Académie de la Grande Chaumière. Âgée d’une trentaine d’années, elle emménage ensuite à Montparnasse avec la peintre britannique Adge Baker dont elle est amoureuse, mais les deux femmes se séparent quelques années plus tard et Parsons retourne vivre en Amérique à la suite de la Grande Dépression. Elle commence par donner quelques cours de sculptures en Californie avant de déménager à New York où elle ouvre sa galerie dans le quartier de Manhattan en 1946.
Parsons commence par montrer la première génération d’expressionnistes abstraits tels que Barnett Newman, Jackson Pollock, Mark Rothko ou encore Clifford Still, représentant tout autant les artistes de la branche de l’Action Painting que ceux de la branche du Colorfield Painting. Elle présente ainsi les premiers all-over de Pollock réalisés à partir de 1947 et les premières toiles de Rothko dans lesquelles seuls trois ou quatre rectangles flottent sur un fond uniforme à partir de 1951. Son influence grandissant, le passage par sa galerie devient un véritable tremplin pour les artistes, à l’image d’Ellsworth Kelly qui, après l’avoir rejoint en 1956, participe dès l’année suivante à l’exposition Young America organisée par le célèbre Whitney Museum de New York.
Néanmoins, Parsons n’a pas la réputation d’être une bonne payeuse avec ses artistes qui bien souvent financent eux-mêmes les dépenses liées au transport des œuvres, à la production des catalogues et à la publicité des expositions sans être certains que la vente de leurs créations suffira à couvrir ces frais. Ceux qui ont fait son succès la quittent donc pour d’autres marchands lorsque le métier de galeriste devient courant à New York. Alors que l’expressionnisme abstrait tel qu’il a pu être incarné par ces différents acteurs s’essouffle et tandis que leurs suiveurs semblent s’enferrer dans ce qui relève du maniérisme pour reprendre la terminologie de Greenberg, Parsons cherche à construire un nouveau groupe de jeunes talents tournés vers d’autres manières de faire. Elle ouvre ainsi à la fin des années 1950, en annexe de sa galerie, l’espace Section Eleven consacré à des artistes émergents comme Agnes Martin, Jasper Johns, Jack Youngerman, Leon Polk Smith et Richard Tuttle.
Nombre des artistes de Parsons, à l’image de Kelly mais aussi de Youngerman, Martin ou Johns, habitent dans la zone portuaire de Manhattan que Parsons considère comme le prolongement de sa galerie. Elle tient à ce que les peintres qu’elle représente habitent dans un même lieu (comme le montre le fait qu’elle achète certaines toiles de Martin afin de lui payer son déménagement du Nouveau-Mexique vers Manhattan en 1957) parce qu’elle invite souvent les collectionneurs et acheteurs à visiter les studios. De ce mode de vie résultent un esprit d’émulation et une forte solidarité entre les artistes qui se conseillent dans l’évolution de leurs pratiques et s’entraident lors des accrochages à la galerie qui sont au nombre d’une douzaine par an. Parsons décède en 1982 ; aidée de son assistant Jack Tilton qui reprendra sa galerie par la suite, elle aura dirigé ce lieu d’exposition et de vente jusqu’à sa mort.
Si l’histoire n’a pas retenu les peintures et assemblages de bois trouvés que Betty Parsons avait commencé à réaliser à partir de 1947, elle a en revanche gardé en mémoire l’ouverture, à peu près à la même époque, de la Betty Parsons Gallery au sein de laquelle se sont succédé les artistes de l’Action Painting tels que Pollock, ceux du Colorfield Painting comme Rothko et les artistes précurseurs du Pop Art comme Rauschenberg ou Johns. Comme Peggy Guggenheim avait favorisé l’apparition de l’expressionnisme abstrait en facilitant la rencontre entre les jeunes artistes américains et les surréalistes et abstraits européens, Betty Parsons a permis, en les incitant à vivre dans le même lieu, l’émergence de ces peintres en rupture avec la scène expressionniste. Elle a aussi promu, dans un univers très masculin (souvenons-nous que la photographie des Irascibles publiée dans la revue Life en 1951 ne comportait qu’une femme parmi les quinze artistes présentés), de nombreuses artistes-femmes comme Judith Godwin, Buffie Johnson, Jeanne Reynal, Jeanne Patterson Miles, Ethel Schwabacher et Agnes Martin.