L’actualité parisienne et nationale a été telle ces derniers mois que certaines expositions n’ont sans doute pas eu la reconnaissance qu’elles méritaient. L’exposition Les Nabis et le décor qui s’est tenue au Musée du Luxembourg au cours du printemps et qui s’est terminée fin juin, était ainsi remarquable. En premier lieu parce qu’elle ne relevait pas de la mode contemporaine des grands fleuves curatoriaux qui épuisent le visiteur. Isabelle Cahn a mis en scène six décors réalisés par Maurice Denis, Édouard Vuillard, Paul Ranson et Pierre Bonnard. Certains d’entre eux sont la plupart du temps rangés au Musée de Saint-Germain-en-Laye et ne font que rarement l’objet d’une actualité, sinon lors de la présentation de monographies ou de grand’messes picturales thématiques.
La vocation de ces décors était d’occuper les espaces domestiques en assurant à leurs occupants un maximum de confort visuel tout en favorisant une illusion qui brouillait les frontières entre l’intérieur intime et l’extérieur public. Les deux grands décors de Vuillard, l’un pour la bibliothèque de l’appartement du Dr Henri Vaquez (1896) et les Jardins publics commandés par Alex Natanson (1894), ont été montrés à diverses reprises. Néanmoins, ils invitent ici le visiteur à un regard neuf sur leur propre dispositif. La cueillette des pommes de Pierre Bonnard, réalisé en 1895, fait également naitre une incertitude quant à la véritable fonction de ces décors. S’ils effacent les limites spatiales et font subir aux foyers bourgeois des contractions improbables, ces panneaux atteignent un autre but illusionniste. Étirés aujourd’hui le long d’une cimaise muséale, loin des murs qu’ils recouvraient initialement, ce sont de vertigineux effets temporels que ces décors produisent.
Ces dispositifs avaient-ils vraiment pour vertu la quiétude à laquelle la sérénité de leur iconographie semblait dédier ? Rien n’est moins sûr… L’expansion de la couleur, les songes apaisants de scènes bucoliques, les visions édéniques qui occupent le regard jusqu’à un horizon raccourci par les facéties perspectivistes, contribuaient plutôt à représenter ce que les commanditaires bourgeois voulaient ignorer : le passage du temps. Ces décors étaient autant d’imposantes vanités. Pour le visiteur contemporain, la plupart de ces toiles de grand format associées horizontalement donnent lieu à une « mise en scène » de la simultanéité des actions et organisent la vision de trajets de personnages dont les étapes sont précipitées par des ellipses respectant les unités de lieu, d’action et de temps empruntées au théâtre classique.
En d’autres termes, les décors Nabis sont des séquences temporelles : fulgurance des élans des corps, poursuites effrénées et emballements gestuels, sinon extatiques, de tous ordres. C’est sans doute la Légende de Saint Hubert de Maurice Denis (1897) qui rappelle le plus les prédelles de l’âge classique ou ces séries justifiées par une églogue mythologique dont le Cycle de Sainte Ursule de Carpaccio est l’un des grands modèles. Mais chez les Nabis, les décors sont en général consacrés à des actions « ordinaires ». Le défilement des personnages, leurs traversées de l’espace constituent la seule légitimité de cet intérêt des peintres pour ces grands ensembles peints : la figuration de la durée. Les six décors de l’exposition ont été réalisés entre 1892 et 1897. Bonnard, Vuillard et Ranson peignent les leurs très exactement au moment où le cinématographe est révélé à Lyon et à Paris par les inventeurs Auguste et Louis Lumière.
Quelque chose se joue d’essentiel au sein de ces appartements cossus, silencieux, protégés du monde extérieur et qui préparent l’œil à devenir variable. La machine cinématographique ne tardera pas à rapporter du monde entier des séquences de cinquante secondes. S’expérimente dans ces décors – tout en accommodant l’œil humain – la machine à figurer le temps, le cinématographe. Cette révolution aux conséquences anthropologiques considérables – la naissance du spectateur – est mise en œuvre dans des retraites domestiques qui exposent l’extérieur du monde à travers de rassurantes surfaces planes recouvertes de couleurs en un certain ordre assemblées (pour paraphraser Maurice Denis).
Hors de Paris, une autre exposition mérite également une grande attention. Se tient tout l’été et jusqu’au 23 septembre, au Musée national Fernand Léger de Biot, le troisième volet d’une proposition consacrée aux émulations amicales, aux collaborations ou aux influences qui ont lié Léger à d’autres artistes. Les commissaires Anne Dopffer et Julie Guttierez confrontent une sélection d’œuvres du peintre des Constructeurs avec des œuvres d’artistes de sa génération, d’héritiers et d’artistes contemporains offrant des coïncidences figuratives heureuses. Pour les commissaires, il s’est agi de systématiquement « mettre en vis-à-vis deux œuvres pour provoquer le sens : la similarité ou la dissemblance, ou, plus subtilement, la nuance. ».
L’exposition offre une satisfaction pour le regard gourmand de similitudes inattendues, de parentés excentriques et de correspondances anachroniques déjouant le positivisme historique. Rares sont ces occasions stimulantes d’activer la perplexité et la curiosité, ce que certains redoutent au nom du démon trompeur de l’analogie. Je me réjouis que ce rapprochement avec les œuvres de Léger « tire vers le haut » la quasi totalité des œuvres, confirmant, s’il le fallait, la générosité d’un maître moderne ouvert à toutes les expérimentations. C’est aussi l’occasion de vérifier l’exceptionnelle précocité de l’œuvre de Léger : les courants de l’art que l’on nomme désormais contemporains n’ont cessé de l’emprunter. Exemplairement le Pop de Lichtenstein, l’abstraction de Jean Dewasne et le grotesque de Botero. « Les tableaux naissent des tableaux. » (Matisse)
Vis-à-vis : Fernand Léger et ses ami.e.s (III) – Biot, Musée National Fernand Léger – jusqu’au 23 septembre.
Image de titre : Eduardo Arroyo, Fernand Léger, 2007, huile sur toile.
Photo / Courtesy : Galerie Louis Carré & Cie, Paris.© ADAGP, Paris, 2019.