La belle exposition conçue par Patrick Mauriès et Laurent Le Bon pour le Fonds Leclerc de Landerneau s’intitule sobrement « Cabinets de curiosités ». Nulle usurpation dans ce titre : il est bien question, tout au long du parcours, de cette pratique si caractéristique de la Renaissance et de l’âge classique qui consistait à rassembler dans des « trésors » les spécimens les plus rares des « merveilles de la nature », et de sa remarquable postérité contemporaine. Comme le notent les commissaires, la culture de la curiosité est devenue ou redevenue part intégrante de notre imaginaire, ce qui justifie le projet d’y consacrer une exposition qui se revendique de la création et pas seulement de l’histoire. L’enjeu dépasse toutefois le jeu avec les merveilles (Othoniel montant un oeuf d’autruche comme au XVIe siècle). Il s’agit bien, au fond, d’une réflexion sur le geste a priori absurde par lequel on accumule des objets intégralement inutiles à la vie quotidienne, constituant « pour rien » des bric-à-brac parfois gigantesques. Quelle maladie est donc la collectionnite ? À cette question de nosologie culturelle entend répondre, en quinze étapes qui sont autant d’espaces, l’événement de Landerneau.
À l’examen, la différence entre démarche individuelle et démarche institutionnelle s’efface quelque peu. Que le cabinet soit privé ou public, ouvert ou secret, il y a toujours derrière son savant désordre une ou plusieurs «manies», au joli sens que Fourier donnait à ce terme. Cet a priori structure l’exposition, puisque Mauriès et Le Bon ont choisi de consacrer chacune des subdivisions de la vaste halle bretonne à un musée, un collectionneur ou un plasticien – toujours au masculin, notons-le : il n’y a pas de collectionneuse ici, et c’est dommage ; sûrement la face de Landerneau en eût été changée. Les produits les plus singuliers de la technique ne sont pas absents, des automates allemands des années 1600 à la Madeleine en corail du cabinet grand-ducal de Florence et au beau « Musée des arts du fer » de Rouen. Mais ce sont les pièces naturelles ou naturalisées qui tiennent de loin le haut du pavé. Les organisateurs ont puisé à pleines mains dans les vitrines du Museum d’Histoire naturelle, ou de ces temples de la curiosité perverse que sont les musées d’anatomie, représentés ici par la Faculté de médecine de Montpellier. On comprend, à regarder les cires de l’abbé Fontana, doubles de celles de la Specola, pourquoi Hervé Guibert vouait un culte à ces étranges figures. Il eût adoré les petits Memento mori composés d’un délicat temple de bois servant d’écrin à un cadavre de foetus…
Inévitablement, de A 1 à E 3, il y a des touchés et des coulés. Parmi les invités les moins indispensables, le Musée de la Chasse et de la nature, si cher aux hipsters du IVe arrondissement, ou le stand Hermès, inutilement labyrinthique, qui vire un peu à la publicité chic. Plus dispensable encore est l’exhibition finale des sabliers de Jacques Attali. C’est là que la définition de la collection par François Curiel rencontre sa limite : pour que la «mise en scène de soi» ait de l’intérêt, il convient que le soi en ait aussi. Grâce au ciel, le Fonds Leclerc est assez grand pour que l’on puisse y faire son marché, d’autant que l’exposition a des coeurs secrets. Le principal est assurément le palais du « collectionneur inexistant », lequel existe bel et bien, amoureux des masques derrière lesquels il se plaît à observer choses et gens. À bien regarder les vues d’intérieur d’Erick Desmazières ou de Jean-Baptiste Sécheret, qui évoquent élégamment le dédale dont seule une section a fait le voyage de Bretagne, les visiteurs avisés n’auront pas trop de mal à donner un nom à cet aimable fantôme. Ils se réjouiront aussi de trouver enfin un peu d’empilement et d’apparent désordre, dans une scénographie gracieuse mais globalement un peu sage. Plus loin, on ne manquera pas de passer du temps dans l’espace consacré au génial Georges-Henri Rivière (cf. https://www.art-critique.com/2018/12/musee-monde-georges-henri-riviere/ ). Plusieurs des vitrines de feu le Musée des ATP y ont été recréées, jusqu’à leurs mythiques fils de nylon, dans la parfaite beauté de leurs compositions austères, d’une poésie presque abstraite. La destruction de ce merveilleux temple de mémoire restera comme un crime contre l’esprit.
Du côté des plasticiens, on verra avec intérêt le cabinet de Théo Mercier, explorant brillamment la question du vrai et du faux, centrale dans un monde où règne le principe d’illusion, ou celui, ironique et engagé, de Miquel Barcelo. Jean-Jacques Lebel propose une belle méditation en images sur le visage, des masques du Fayoum à celui d’André Breton. Le saisissant grand format Amazon d’Andreas Gursky pose avec force la question politique des mondes virtuels et de leurs arrière-mondes comme possible expression du tout d’aujourd’hui. Sanctuaires aménagés avec un amour minutieux pour des êtres hors-normes, hybrides, en mutation, les cabinets de curiosité sont un espace de liberté aux portes desquels vient périr l’ennui de l’uniformité. Dans ces « zones à défendre » s’affirme, comme le dit justement Lebel, « l’ingouvernabilité des identités en transition ».
Cabinets de curiosités – Fonds Leclerc pour la culture, Landerneau – jusqu’au 3 novembre 2019.
Voir aussi : https://www.art-critique.com/2019/06/curieuses-merveilles-monde/