Sally Mann. Mille et un passages, l’exposition que le Musée du Jeu de Paume consacre au travail de la photographe américaine, fait la part belle à sa dimension la plus expérimentale. Les cinq sections de l’exposition font alterner d’impressionnants tirages grand format réalisés à la chambre, quelques photographies couleurs et une grande somme d’images conçues à l’aide des techniques anciennes que Sally Mann affectionne, en particulier le collodion humide, ce procédé complexe au temps de pose rapide inventé en 1851, fixant de manière aléatoire sur l’image tous les accidents (poussière, dépôt, tâches) et particulièrement utilisé aux États-Unis jusque dans l’entre-deux-guerres.
Si l’on retrouve quelques-unes de ses photographies les plus emblématiques dans la première section de l’exposition intitulée « Famille », notamment certains des nombreux portraits qu’elle a réalisés de ses enfants, on pourrait regretter que ne soit pas davantage donnée à voir la jeunesse de cette œuvre sensuelle, audacieuse et pour d’aucuns scandaleuse, qui a fait l’objet de nombreuses critiques et censures aux États-Unis au début des années quatre-vingt-dix. C’est que cet aspect tant décrié du travail de Sally Mann, qui aurait exhibé de manière abusive les corps de ses propres enfants dans leur nudité et leur (pré)sexualité, est déjoué d’emblée par le choix des photographies exposées. Ce qui est ici montré, ce n’est pas le regard ambigu d’une mère mais celui d’une artiste mettant en scène l’intime en impliquant ses enfants, au même titre que des acteurs, dans un processus de jeu mêlant le quotidien à l’imaginaire. Les cadres qui coupent et démembrent les corps, l’intensité dramatique des couleurs confèrent à ces images une violence et une beauté qui disent autant l’innocence que la cruauté de l’enfance, avec lyrisme et humour. Faut-il s’amuser, faut-il s’effrayer du sang qui recouvre le corps du jeune garçon dans Bloody nose ? Est-il en train de s’esclaffer ou de crier ? L’enjeu, semble nous dire Mann, ce n’est pas la vérité du moment capté mais sa transfiguration par l’image mise en scène : par la photographie, le sang devient sang de théâtre ou de cinéma.
Ce que réussit parfaitement à traduire le choix des commissaires Sarah Greenough et Sarah Kennel, c’est le constant fil d’expérimentation que traverse cette œuvre durant plus de quarante années, quelles que soient les thématiques abordées. L’articulation entre des sujets intimes, générationnels et nationaux (la famille, l’Histoire, les violences traversées par la terre du sud des États-Unis si chère à Mann) est subtilement retranscrite, comme un fil d’Ariane tendu entre chaque partie de l’exposition. Sans cesse renvoyé au processus de fabrication et à l’élaboration technique des images, par le biais notamment de vidéos mettant en scène la photographe et ses outils, on perçoit dans quelle mesure son travail s’ancre dans une réflexion où – contre toute attente de la part d’une photographie à la beauté plastique trouble – la forme s’adapte au fond, où l’objet fait plus que répéter son sujet : il le reflète, le dédouble, le met en scène pour le projeter – parfois avec violence – dans la conscience du spectateur.
Des portraits de ses enfants aux photographies de paysages, c’est toujours le lien intime et viscéral entretenu par Sally Mann aux êtres et à la terre les ayant vus naître que met en scène l’exposition, dans une seconde section sobrement intitulée « la Terre ». Cette dimension charnelle du paysage est ici particulièrement mise en avant, non plus comme synonyme de sensualité mais marque d’une violence propre à l’histoire des États-Unis, celle des violences raciales et de la ségrégation : l’arbre à la cicatrice de Deep South est balafré comme le visage d’un homme battu ; le bâton ploie mais se maintient dressé au milieu de la rivière, comme celui qui se relèverait de ses blessures ; le paysage qui a vu souffrir le corps du jeune afro-américain assassiné Emmett Till apparaît heurté, mutilé, marqué par toute une histoire de la violence que la photographie vient révéler pour la dénoncer et la commémorer.
« L’ultime et pleine mesure » nous confronte de manière extrêmement délicate aux enjeux à la fois esthétiques et techniques de l’œuvre de Sally Mann, et au lien essentiel que celle-ci tisse avec l’histoire de son pays. La salle où sont exposées les images de la série Battlefields est subjuguante : à la manière d’un paradoxal voyage dans le temps, les tirages exposés sans verre donnent à voir l’invisibilité de cette violence dont on peut douter qu’elle ait jamais eu lieu mais dont la photographie, telle une opération magique, donnerait à voir les stigmates et les fantômes à l’œuvre dans le présent. L’image intitulée Black Sun, constellée des taches et brûlures provoquées par les imperfections du collodion, dévoile ainsi en même temps qu’elle cache la bataille la plus meurtrière de la Guerre de Sécession et laisse apparaître un double soleil noir, brûlant d’irréalité.
L’une des grandes réussites de l’exposition est de tirer parti de la dimension littéraire et picturale du travail de Sally Mann, de montrer une œuvre « en dialogue », que ce soit avec l’histoire, la poésie ou la peinture. L’autre est de révéler une photographie aux prises avec sa dimension spectrale, des images de corps d’enfants dont le mouvement joyeux est le revers d’un monde plus inquiétant aux portraits intimes de ces mêmes proches à l’âge adulte dans la dernière partie (« Ce qui reste »), rappelant l’art de la photographie mortuaire. On pourrait reprocher à Mille et un passages de mettre en avant le caractère spectaculaire de la photographie de Sally Mann, un attachement à la forme qui ferait du sujet photographié un prétexte trop peu exploité. De telles critiques ont pu émerger au sujet des images de la section « Demeure avec moi », traitant de la question des violences raciales en donnant à voir des corps d’hommes noirs qui seraient tout autant montrés qu’invisibilisés et, partant, instrumentalisés. Ces critiques passent en réalité à côté de la complexité et de la délicatesse de l’œuvre de Sally Mann, dont la tentative ultime est « d’attraper les fantômes », dans les manifestations sublimes d’une photographie spectrale au travail.