Le mois dernier, Art critique présentait la réouverture très attendue du Musée des Beaux-Arts de Dijon. Nous réservions cependant notre avis sur l’accrochage des collections modernes et contemporaines, que nous voulions revoir. Une question aiguë est en effet soulevée par le destin de ce qui fait (faisait ?) le coeur du Musée moderne, à savoir la Donation Granville. En 1969 et 1974, Pierre Granville, marchand d’art, et son épouse Kathleen ont fait don au Musée de Dijon de leur très riche collection, centrée sur l’École de Paris. Dans un établissement jusque là presque indigent en art du XXe siècle, la reconnaissance accordée aux donateurs a été à la mesure du legs : les Granville ont été promus conservateurs à vie de la « Section d’art moderne et contemporain ». Autant dire que la Donation Granville ne désigne pas seulement, ni peut-être même d’abord, un ensemble d’oeuvres, mais la manière dont deux passionnés ont choisi ces oeuvres et décidé de les faire dialoguer, entre elles et avec des objets chronologiquement et géographiquement éloignés. Pierre Quarré, l’admirable directeur du Musée à sa grande époque, pourtant jaloux de son autorité, déclarait que les salles confiées aux soins des Granville constituaient «un musée dans un musée, ayant son âme propre et possédant un fil conducteur personnel».
Cette autonomie a de toute évidence constitué, et de plus en plus, une épine dans le pied des conservateurs de l’ère post-Quarré. Sophie Lévy, aujourd’hui directrice du Musée de Nantes, souhaitait en 2000, quand elle était en poste à Dijon, « que les oeuvres puissent retrouver une part de leur indépendance, (…) que leur présentation évolue ». Le « Musée métamorphosé » de 2019 a permis le triomphe de ces vues. Sans nostalgie mal venue, le visiteur ne peut s’empêcher de regretter le temps où, une porte symboliquement franchie, on entrait dans un autre monde, qui était certes encore le Musée, mais qui était aussi un autre musée – un « musée d’oeil » bien différent du musée didactique qui se développait dans les salles anciennes. C’est précisément le didactisme qui sert de justification au « lissage » des nouvelles salles modernes : tous les autres legs qui ont fait au fil des siècles et des décennies la richesse des collections publiques ont été intégrés au fonds commun, nous dit-on ; pourquoi en irait-il autrement du dernier en date ? L’argument est un peu spécieux. Quelle loi infrangible, d’abord, imposerait dans l’accrochage la succession rigoureuse des générations et des écoles ? Le musée scolaire, tel qu’on le voit à Dijon, peut fort bien devenir un musée de cabinets, centré sur les apports successifs, restituant la cohérence des passions et des goûts à des moments historiques divers. Les deux solutions ont leurs avantages et leurs inconvénients, qu’il faut peser, mais il n’y a aucune raison d’en écarter une a priori. En outre, le problème ne se pose pas tout à fait dans les mêmes termes pour les Granville et pour His de La Salle (1863), Trimolet (1878), Grangier (1905) ou Dard (1916). Ces respectables donateurs dorment depuis longtemps dans leurs monuments, tandis que ceux qui ont connu Pierre Granville (mort en 1996) sont encore nombreux. A-t-on bien respecté ce que le vieux droit appelait « délai de viduité » ?
Quel est donc le circuit dans l’art du XXe siècle que propose désormais le Musée de Dijon ? Accueilli sur le palier par un bel « Éclatement » de Judith Reigl, le visiteur pénètre d’abord dans une importante salle Pompon. Sans pratiquer outre mesure le culte de Pompon, qui s’est donné du mal pour mériter les propos sévères que feu Georges Pompidou destinait à la poésie de Francis Jammes, on ne peut que saluer ce choix. S’il est bien une spécificité que Dijon peut revendiquer, c’est d’abriter depuis le XIVe siècle, avec une étonnante régularité, des sculpteurs de tout premier rang, qui incitent à mettre à l’honneur un art bien négligé. Vive Pompon, donc – mais vive aussi Pablo Gargallo, dont on redécouvre un peu plus loin, grâce aux Granville, un charmant « Faune » en bronze de 1908 ! Après un très grand format de Vieira da Silva, les accrocheurs de 2019 ont cherché, un peu en hors-d’oeuvre, à se faire pardonner les libertés excessives prises avec les choix de Kathleen et Pierre Granville : comme les collectionneurs étaient, entre autres, de grands amateurs d’ATP, ils montrent, en guise d’in memoriam, un « cabinet d’amateurs » vraiment minuscule (une douzaine d’objets). Un peu court ! La salle qui suit, « Cubisme et art africain », même si elle ne fait pas oublier la présentation initiale, est plus fidèle à la volonté de faire dialoguer masques, objets et toiles du premier XXe siècle.
On n’en dira pas autant de la galerie paresseusement nommée « Des années 20 aux années 40 », qui use et sans doute abuse de la permission d’être éclectique : côte à côte, Desvallières, Delaunay, Dufy, Fautrier, Jacques-Émile Blanche (un très mauvais Blanche), Tal Coat, Rouault, voire Zoran Music – on se croirait à Drouot avant une vente ! Les pièces Granville voisinent avec quelques acquisitions propres du Musée, et surtout avec des dépôts du Musée national d’Art moderne, qui par principe ne dépose pas ce qu’il a de meilleur. Le «Minotaure» de Picasso (1933) est beau, mais on ne peut s’empêcher de chercher la cohérence d’un bric-à-brac peu digne de Dijon. Quelques marches donnent accès au premier étage de la Tour de Bar, l’un des espaces les plus nobles du parcours. Il a été dévolu à Lapicque. Coloré, riche en matière, volontiers clinquant, Lapicque est par excellence un peintre pour ceux qui ne connaissent guère la peinture, comme il est des écrivains pour ceux à qui la littérature est étrangère. Méritait-il cette salle ? On ne peut qu’inviter l’équipe du Musée de Dijon à se poser à nouveau la question dans quelques mois, quand sera retombée l’euphorie de la réouverture. – Ensuite ? Et bien, ensuite : rien. Les salles 47 à 50, différentes des salles d’exposition temporaire indiquées sur le plan, sont occupées… par une exposition temporaire ! La municipalité, très éprise de Yan Pei-Ming, a voulu marquer l’achèvement de son grand chantier en invitant le Dijonnais d’origine chinoise à montrer des toiles récentes, faisant écho à d’autres grands formats dispersés parmi les collections permanentes, et dont on ne sait s’ils resteront en place. Ming est talentueux, personne ne le conteste ; son art épais, sombre, violent, en prise directe avec le monde contemporain, séduit en même temps qu’il agace facilement. Quand il aura repris ses toiles, y aura-t-il place pour l’après-Lapicque au Musée de Dijon ? Nul ne le dit. Pour l’heure, on quitte le (long) circuit dijonnais sur le « Xavier Douroux, portrait d’un ami » de Ming : fondateur du Consortium, mort en 2017, Douroux renvoie à une histoire locale des arts qui fut brillante et le restera, peut-être, selon ce qu’il plaira au nouveau Musée de Dijon d’en faire.