Alain Badiou, wagnérien paradoxal, défend l’idée selon laquelle l’aspiration de l’Allemagne à l’universel ne peut passer que par son art ; si tel est le cas, Goethe est bien placé pour incarner cette universalité. De son vivant déjà, il représentait pour une bonne part du monde lettré comme une statue vivante de la sagesse – mais une statue sans pose, sans raideur, une statue souriante et presque gaillarde. Depuis sa mort en 1832, rien n’a changé dans l’admiration suscitée par lui. Sans doute, les accents se sont déplacés, et le Goethe qui nous intéresse aujourd’hui n’est plus celui qui faisait se pâmer nos arrière-grands-mères ; les souffrances du jeune Werther ont cessé de nous toucher, alors que le Goethe voyageur, celui des Conversations avec Eckermann ou le théoricien des couleurs nous retiennent par la complexité humaine que ne rabote jamais l’aspiration au classicisme. Quant au Faust, il a la force du mythe, qui est de murmurer des choses nouvelles à l’oreille de chaque génération. En un mot, rien de compassé ni de scolaire dans la mémoire de Goethe. C’est cette vie continuellement jaillissante, anthume et posthume, que la Bundeskunsthalle de Bonn a voulu évoquer dans une ambitieuse exposition au parcours coloré.
Goethe y est intelligemment remis en contexte, au fil de son long itinéraire aux scansions bien marquées. Le jeune auteur se range du côté des affects, faisant vibrer les cordes inusables de l’amour et de la mort. Vite, le mythe de l’action politique le retient, avec son lot de succès apparents et de déceptions intimes. La force de Goethe est alors de ne pas se laisser enfermer dans la figure du grand homme de la germanité (qu’il est par bien des aspects). L’exposition de Bonn insiste sur les constants désirs d’ailleurs de l’homme de Weimar : des ailleurs temporels, de l’Antiquité méditerranéenne au gothique des cathédrales, dont le jeune Goethe est l’un des tout premiers chantres, bien avant les romantiques français, et des ailleurs géographiques, de Rome et Naples jusqu’à cet Orient lointain que Goethe fait surgir, à la fin de sa vie, dans les strophes de son Divan. Dans ce parcours, le voyage en Italie de 1786-1788 joue un rôle crucial, temps de bonheur et de liberté quasi stendhalien, révolution personnelle juste avant que n’éclate la grande Révolution européenne. Il ne faudrait pas, cependant, négliger le tournant naturaliste des années 1800 : le littérateur se tourne vers la science, en réfléchissant à une théorie des couleurs, et vers l’observation émerveillée du vivant. À Weimar, les riches collections d’histoire naturelle ont pour continuation directe le jardin, que la Bundeskunsthalle a eu l’heureuse idée d’évoquer sur son toit, en complément du parcours muséal.
Il s’agit toutefois, pour les concepteurs de l’exposition, de dépasser la simple biographie en éclairant par touches convergentes la postérité multiforme du poète – une postérité auto-construite, à vrai dire, avec la rédaction d’improbables « mémoires », Dichtung und Wahreit, dont l’objectif était d’imposer aux admirateurs (et aux admiratrices, car Goethe fut aussi un dévot d’Eros) une image séduisante et canonique de l’initiation littéraire. Parallèlement, la maison de Weimar (comme aussi la maison natale de Francfort) connut tôt une muséalisation conçue sur le mode d’un véritable lieu de pélerinage – on verra à ce propos l’article « Weimar » des Mémoires allemandes de François et Schulze, ironiquement coincé entre « Napoléon » et « Le casque à pointe » ! C’est que tout finit au musée, avec Goethe : Werther, « premier best-seller de la littérature allemande », déchaîna à sa sortie en 1774 une véritable « folie », qui suscita de nombreuses oeuvres figurées. On voit très bien à Bonn comment il en alla de même, un peu après, pour le Wilhelm Meister, dont le personnage de Mignon tourna à la véritable icône – ainsi que le rappelle, entre des dizaines, la toile d’Ary Scheffer. L’image même de Goethe connut elle aussi ce destin d’icône, sur la longue durée : combien de reprises du célèbre portrait italien de Tischbein, jusqu’à la consécration paradoxale d’Andy Wahrol ? Et les villes allemandes de se couvrir de statues de la statue, à commencer par le couple de bronze Goethe-Schiller à Weimar, que l’on voit en 1989, au moment de l’éclatement de la RDA, affublé d’une pancarte « Wir bleiben hier » : ce « nous restons là » était celui des manifestants qui attendaient et exigeaient la réunification, mais n’était-il pas aussi celui des pères nobles de la République des Lettres rappelant à l’Allemagne nouvelle qu’elle ne se ferait pas sans eux ? Le vrai succès de l’exposition de Bonn est de montrer que le noble vieillard canonisé fut aussi, de mille manières, un moderne, dont le sillage marque jusqu’à notre modernité avancée.
Goethe, Verwandlung der Welt – Bonn, Bundeskunsthalle – jusqu’au 15 septembre.
Image de titre : Maria Gottweiss d’après Tischbein (1787), © Kunst- und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland GmbH.