En Bretagne, sur la colline de Quenequillec de la commune de Carnoët, se dressent des sculptures monumentales à la manière des moaïs de l’île de Pâques. Des statues qui représentent des saints bretons et que les visiteurs peuvent approcher toute l’année, de jour comme de nuit. Un millier est prévu d’ici une cinquantaine d’années. Un pari fou et esthétique, réalisé par Philippe Abjean que nous avons rencontré.
Quelle est la genèse de ce projet d’envergure ?
Philippe Abjean : Les choses ont été beaucoup plus simples qu’on ne le pense. L’idée était de présenter des figures de saints qui n’ont pas été canonisés par Rome, mais par la vox populi, en plein cœur géographique et spirituel de la Bretagne. Au 20e siècle en Bretagne, en effet, il n’y a pas eu de créations d’art religieux, on répare un oubli. On souhaitait faire ressortir de manière originale une page de l’histoire de la Bretagne, ce moment où, aux 5e et 6e siècles, les Gallois, les Irlandais, les Cornouaillais d’outre-Manche sont arrivés en Armorique. Ce projet est donc une lecture historique de la naissance de la Bretagne, une histoire qui n’est pas enseignée.
C’est aussi une manière de découvrir tout un pan de la culture bretonne…
PA : Oui, on avait là la possibilité d’offrir une lecture culturelle, de faire redécouvrir les contes et légendes de la vie bretonne, qui avait donné lieu à une culture populaire, car on se racontait dans les veillées la vie de ces saints, de génération en génération. Ils affrontaient des dangers incroyables et de paroisse en paroisse, c’était à celle qui aurait le saint le plus prestigieux. Ces légendes bretonnes tombaient dans l’oubli, mais ce sont des mythes de fondation de nos paroisses, de nos collectivités, qui se regroupaient autour de ces saints.
Sans oublier une dimension spirituelle…
PA : Oui, même si nous sommes dans une République laïque, car quand on relit en filigrane la vie de ces saints, on se rend compte que leur spiritualité, très ascétique, a été influencée par celle des Pères du Désert au 4e siècle en Haute-Egypte. Le visiteur est amené à se sculpter lui-même, à enlever le surplus qui est en lui, pour retrouver une certaine spiritualité, comme les sculpteurs l’ont fait en retirant le surplus de granite de ces œuvres. Mais il y a aussi une lecture artistique, car nos sculpteurs, qui ne sont pas des piliers d’église, ne souhaitaient pas faire des copies de sculptures d’église.
Quelles indications donnez-vous à ces artistes ?
PA : On leur donne juste un cahier des charges souple : on leur demande de faire du monumental, de 4 à 6 mètres de haut, car c’étaient des saints d’exception. Il faut qu’il y ait un visage, pour un pouvoir d’invocation et d’évocation, que ça parle aux visiteurs et qu’il y ait un élément dans la statue qui renvoie à la légende du saint. Ils nous font des propositions que nous validons et on leur laisse ensuite toute liberté créatrice. Le but est de voir comment des artistes du 21e siècle, qui en plus, ne sont pas forcément chrétiens, revisitent ces légendes. Ce n’est donc pas fermé à des artistes bretons, bien au contraire. Ce qui donne ce concept un peu étrange : ce n’est pas une exposition, car c’est voué à la pérennité et ce n’est pas un musée non plus, car on peut toucher les œuvres. C’est une invitation à faire de la sculpture monumentale, en revisitant un terreau culturel qui paraissait lointain.
Et le succès semble au rendez-vous…
PA : Contre toute attente, on s’est rendu compte que ça éveillait vraiment quelque chose chez les visiteurs. Fin 2018, on a dépassé les 400 000 visiteurs. Il y a un compteur électronique mis en place par le Conseil régional qui compte le nombre de véhicules, avec un coefficient de 2,6 visiteurs par voiture. Une aventure qui était folle au départ, à contre-courant de tout ce qui se fait actuellement, mais qui fonctionne. D’autant que c’est un projet qui repose sur le mécénat, il n’y a pas d’entrée payante, volontairement. On prévoit de faire aux alentours d’un millier de statues. On en fait une vingtaine chaque année, environ. A moyen terme, on a le projet d’ouvrir une école de sculpture monumentale.
Vous parlez de mécénat. Comment cela a fonctionné pour ce projet hors-norme ?
PA : Toutes les statues sont financées par de l’argent privé, que ce soit de particuliers, de familles qui ont un attachement à un saint en particulier, ou d’entreprises motivées par le fait de faire quelque chose en Bretagne, de donner un coup de projecteur sur ce centre Bretagne qui se meurt.
En quoi sont faites les statues ?
PA : De granite qui provient des carrières de granite bretonnes. Un exemple, car l’immense majorité de granite utilisé par des collectivités pour faire des pavements, par exemple, provient de Chine, alors qu’on a des carrières chez nous qui ferment les unes après les autres… La Vallée des Saints a permis à des collectivités de réserver une partie de leurs marchés à du granite breton. Une excellente chose pour la région.
Comment sont recrutés les sculpteurs ?
PA : Par un système de cooptation. Ils se cooptent entre eux, car ils vont vivre en communauté pendant un mois (il faut un mois pour réaliser une statue), sept jours sur sept. Il faut donc qu’il y ait un esprit commun et des atomes crochus. On leur laisse le choix et on valide.
Pourquoi avoir choisi la petite commune de Carnoët pour réaliser ce projet ?
PA : On a lancé un appel d’offre. Il y avait neuf communes candidates, à travers toute la Bretagne. On a choisi Carnoët, car sa centralité géographique nous plaisait, elle possède une motte féodale qui avait toute une histoire gallo-romaine derrière elle. C’est aussi l’endroit où Richard Cœur de Lion a connu sa première défaite. Il y avait de plus un réel engagement du maire de l’époque, qui était tout à fait passionné. On a eu un coup de cœur, notamment parce que c’était la plus pauvre des neuf communes candidates, d’un point de vue fiscal. Un défi qui nous intéressait encore plus.
Le site est ouvert gratuitement 24h/24 et 365 jours par an. Comment veillez-vous à ce qu’il n’y ait pas de dégradations ?
PA : Pour le moment, les statues sont respectées. Cela ne le serait peut-être pas s’il y avait des grilles ou des palissades, qui seraient propices à l’envie de braver des interdits. Les gens se sont appropriés le lieu, ils sont fiers de la vitrine pour leur région qu’offre la Vallée des Saints. Notre souhait et maintenant le leur, c’est que ça devienne un lieu emblématique de la Bretagne.