Il semblerait que des milliers d’humains, ces dernières semaines, aient réduit leur sommeil et fait des noeuds à leur cerveau pour suivre sur les écrans une histoire de fauteuil. Tous ces gens doivent être nés après 1974. Pour les autres, le fauteuil ultime existe, indubitable : c’est, comme le dit joliment Sylvia Galmot, le « Sein-Siège », autrement dit le grand fauteuil en rotin d’Emmanuelle, telle que l’interprétait Sylvia Kristel dans le film éponyme de Just Jaeckin. Barthes avait clos depuis longtemps, en 1974, le temps des Mythologies – et c’est bien dommage, car il eût consacré au fauteuil d’Emmanuelle un article éblouissant. Pour les 45 millions de spectateurs du film (et combien depuis sur les internets ?), ce fauteuil est un mythe.
Sur ce mythe, une galerie parisienne a eu l’idée de susciter des thèmes et variations. Et c’est la Galerie … Jaeckin, fondée par le cinéaste d’Emmanuelle (et d’Histoire d’O), son épouse sculptrice et leur fille ! Des photographes y proposent leur vision de l’inoubliable trône du désir. Très judicieusement, des « ancêtres » ont été convoqués, sous la forme d’images prémonitoires : ainsi en va-t-il d’un sublime portrait de Marlène appuyée au dossier d’un grand fauteuil, par Horst. Parmi les modernes, plusieurs ont tenu à rester très proches de la vision originelle, comme Giovanni Aristodemo ou Nicolas Rachline : le propre de l’icône n’est-il pas d’être traitée de la même manière à tous les âges, par respect pour l’inspiration qui a présidé à sa création ?
D’autres artistes jouent sur le mystère inhérent à la femme au fauteuil, soit en dissimulant partiellement le corps de l’héroïne, aiguisant le désir par la seule révélation de longues jambes fuselées (Renata Charveriat), soit en transformant la sobre mise en espace du film en une véritable scène de genre, comme chez Jose Villa ou Chervine, ou encore chez Dominic Douieb qui imagine, lui, une scène de crime. Dès lors, pourquoi ne pas pousser plus loin le détournement ? Certains l’ont osé : Emmanuelle n’est plus Emmanuelle ! Elle est une poupée Barbie (Cécile Plaisance), ou elle est … un homme, en l’occurrence le comédien Baptiste Lorber, sous l’objectif de Guillaume Landry. Après tout, Tenessee Williams déjà, en 1966, avait joué les reines du fauteuil !
C’est qu’Emmanuelle a un sexe (ô combien !), mais elle n’a pas de genre. Elle est ce fantôme que forment dans l’air les brumes de nos fantasmes. C’est ici qu’intervient le coup de génie du fauteuil : il est attaché si inextricablement à la femme fatale qu’il devient, bien plus qu’un accessoire, comme un prolongement de son corps. Mieux, il est désormais, dans notre imaginaire collectif, le substitut du corps convoité. Le fauteuil, à lui seul, fait poindre le désir. Ce plaisant mystère demandait à être exploré, et il faut être reconnaissant à la Galerie Jaeckin de l’avoir fait avec autant de charme que d’humour.
Le Fauteuil d’Emmanuelle – Galerie Jaeckin, 19 rue Guénégaud, Paris VIe – jusqu’au 29 juin.
Illustration de titre : Renata Charveriat – illustration d’article : Nicolas Rachline – courtesy de la Gaerie Jaeckin.