Prolongations d’émotions : le Musée départemental des Arts asiatiques de Nice reprend en l’adaptant la grande exposition parisienne de l’automne dernier sur L’Asie rêvée d’Yves Saint Laurent présentée au Musée Saint Laurent de l’avenue Marceau. Désormais, c’est à Nice que, du 6 avril au 6 octobre 2019, trente-cinq modèles du créateur sont exposés en vis-à-vis de pièces historiques et de costumes authentiques. L’idée : prouver à quel point le couturier s’est inspiré de l’Asie tout au long de sa carrière, dès les années 1962 jusqu’aux dernières mousselines de 2002 avec, entre toutes, la collection « Chine » de 1977, collection qui devait préparer la sortie, la même année, du parfum à scandale Opium. Qu’importe qu’Yves Saint Laurent ne se soit jamais rendu physiquement dans ces contrées : par son célèbre « voyage imaginaire », il a recréé l’univers des trois civilisations (Chine, Japon, Inde), et les conservateurs de retrouver les références, d’esquisser les objets de l’inspiration, d’user de leur science pour reconstituer les généalogies culturelles. Tel vase en forme de bronze archaïque, dynastie Ming, XVIe siècle, issu de la collection privée des mécènes Samuel et Myrna Myers, qui inspire la qipao créée en 1983 ; telle robe dragon de cour de la dynastie Qing (1644-1911), ou tel xiapei sans manche (vêtement officiel porté par les épouses de fonctionnaires), dont on veut voir une citation littérale dans le modèle en satin de soie violet orné de dragons à cinq griffes pour la collection automne-hiver 1979 ; ou encore quatre inro issus du Musée national des Arts asiatiques – Guimet, petite boîte japonaise portée à la taille par les samouraïs, composée de plusieurs compartiments dans lesquels ils glissaient épices, sel, boulettes d’Opium. Ce sera le flacon pour Opium.
Pour louable qu’il soit, que vaut pourtant l’effort du parallélisme ici ? Le geste du créateur doit peut-être s’entendre autrement. Mieux que quiconque, Yves Saint Laurent vise à se dégager de toute référence au réel. Il prétend se libérer de tout carcan archéologique, historique ou anthropologique. Seul compte pour lui le dépassement de la réalité authentique qu’il aspire à recomposer selon un idéal de beauté parfaite. L’impératif esthétique prime sur la vérité historique. Il n’emprunte à cette Asie réelle que les sources qui lui permettront de la fuir. Au prix de multiples torsions, il s’approprie les lignes et les couleurs pour mieux transfigurer du réel. Car seule la beauté fait rêver. Non pas la vérité, fût-elle historique. Les femmes ont besoin de rêver et Yves Saint Laurent ne prétend qu’habiller leurs rêves. Une autre manière d’écrire son Rêve dans le Pavillon rouge, dans ce gynécée de luxe et de bonheur, dont Cao Xueqin (XVIIIe siècle, dynastie Qing) a fait le chef d’œuvre de la littérature chinoise.
Sublime entre toutes, la qipao (1983), vêtement d’origine manchoue, est revisitée par Yves Saint Laurent. Ce vêtement aux couleurs vives et près du corps était dans le Shanghai des années 1920 et du début des années 1930 le symbole de l’émancipation féminine, puisqu’auparavant les femmes se cachaient dans des tenues simples aux formes larges et aux couleurs ternes. Ironie des chassés-croisés, Yves Saint Laurent avait libéré la femme occidentale de tout corset, que Dior encore dessinait, pour lui accorder des matières amples, fluides, sans structure autre que le génie de sa coupe. Il a démodé la femme serrée, l’a habillée de pantalons larges, flottants, faciles. La qipao au motif fleuri brodé par la maison Lesage prétend rappeler les porcelaines bleu et blanc de la dynastie Ming, époque à laquelle la qipao n’existait pas. Non moins an-historique que les qipao portées par Maggie Cheung dans In the mood for love (2000) que Wong Kar-Wai replace dans les années 1960, alors qu’elles sont bannies depuis la révolution maoïste. De même, Rita Hayworth en Dame de Shanghai (O. Welles) en porte une, ne dépassant pas le quartier chinois de San Francisco. Contre-sens féconds, qui disent assez à quel point l’idéalisation de la beauté se joue de toute référence rationnelle. Le grand art transcende les époques. L’esthétisme défie la vérité de l’histoire.
Commissariat de l’exposition : Aurélie Samuel, avec Sylvie de Galléani et Adrien Bossard – Scénographie : Christophe Martin, assisté d’Alisson Mimil Baysset.
Illustrations : courtesy Musée départemental des Arts asiatiques, Nice.