Non content de se réapproprier Œdipe Roi, Hugo Bachelard se sert, dans Le Secret, de la pièce confisquée par Freud comme appareil critique des théories de ce dernier. Féroce et jubilatoire.
En 1899, Sigmund Freud publie L’interprétation du rêve, livre-manifeste dans lequel le pape de la psychanalyse décline les principaux motifs qui traverseront son œuvre. Il y introduit, entre autres théories, celle du complexe d’Œdipe, qui contribuera largement à la popularité de la psychanalyse. Freud, on le sait, nomme ce concept en référence à la tragédie éponyme de Sophocle, dont l’intrigue illustre par anticipation son « complexe » : tout enfant serait inconsciemment amoureux de son parent du sexe opposé, et animé du désir de tuer son parent du même sexe. Voilà en tout cas pour la version « positive » de ce complexe. La « négative », c’est-à-dire la déviante selon Freud, ne serait autre que le pendant homosexuel de cette équation.
Daté de 1900 par l’éditeur, l’ouvrage « ouvre le siècle de la psychanalyse », selon le mot de Roger Perron. Encensé par la critique, il fait également l’objet de recensions de la part de revues scientifiques, et impose cette nouvelle discipline comme outil décisif de compréhension du monde. Quelques années après qu’un certain Friedrich Nietzsche a prophétisé la mort de Dieu, la psychanalyse va combler ce vide et s’imposer comme une nouvelle forme de religion, dont le pic d’influence est à chercher au milieu du XXe siècle.
Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si Hugo Bachelard situe l’action de son Secret, version revisitée d’Œdipe Roi, en 1956. Œdipe et Jocaste y sont un couple d’industriels du secteur pharmaceutique, principaux pourvoyeurs d’emplois de Thèbes, ville de taille moyenne où, ironie du sort, nos magnats répandent le bacille de la peste par mégarde. Ils s’en inquiètent, mais pas tant, pas comme ils devraient. Lui, capitaine d’industrie désabusé, amateur de whisky, se demande à quelle hauteur rembourser le vaccin. Intégralement, à 50 %, pas du tout ? Elle, femme au foyer froide et névrosée, cherche à exfiltrer ses enfants et à repousser du parc de la propriété les mourants qui viennent y échouer.
Le couple est épaulé par Créon, beau-frère d’Œdipe et co-gérant de l’entreprise familiale, et Tirésias, précepteur des enfants et confident de Jocaste. Ce dernier, homme d’Eglise de peu de foi, sera l’instrument du mensonge des industriels : si la peste fait des ravages, ce n’est pas qu’une expérience a mal tourné, mais que les Thébains sont victimes d’une malédiction divine. Tirésias, quand il ne sermonne pas ses ouailles, se mêle de psychanalyse. Il vient de se mettre à Freud, teste ses découvertes sur Jocaste, que la chose semble ennuyer – comme un peu tout.
Passant d’un personnage à l’autre, les quatre comédiens apparaissent également dans des vignettes vidéo jalonnant le spectacle. Ils y livrent, face caméra, leurs impressions sur la préparation de la pièce, y font part de leurs aventures avec les autres membres de la troupe. Ces séquences méta-théâtrales, en se superposant à l’histoire d’Œdipe, en offrent un contrepoint dont l’un des effets est d’en désamorcer le caractère tragique. Oui, ce qui se joue sur scène est cruel, mais les mésaventures d’Œdipe et Jocaste n’empêchent pas la vie de suivre son cours, d’autres intrigues de se nouer, vécues comme au moins aussi graves par leurs protagonistes.
Au secret connu de tous depuis la popularisation, par Freud, de la pièce de Sophocle, s’en greffent d’autres, révélés peu à peu. Un secret doit-il forcément l’être ? Pas n’importe comment, selon Hugo Bachelard : « Si le secret est révélé trop tôt ou trop tard, il peut être destructeur. Si ça arrive au bon moment, ça peut faire office de catharsis, et rassembler les gens, harmoniser les points de vue et les affects. »
On ne dira donc rien du final ébouriffant du Secret, laissant à chacun le soin de le découvrir en temps et en heure. Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est qu’Hugo Bachelard et son quatuor d’acteurs, jamais didactiques et souvent virtuoses, prennent un plaisir évident à régler leurs comptes avec Freud, ringardisant son conformisme bourgeois, sa misogynie, sa manie de chercher à (é)vider le réel de son mystère, ses biais de confirmation. Et nous avec eux. Après Dieu, le freudisme est-il mort ?
- Prochaine représentation le 16/05/2019 à 18h, Censier sur Scène (Paris)
- SOMA 2 : LE SECRET (et si cela crève les yeux, voici une épingle), librement adapté d’Œdipe-Roi
- Mise en scène, texte et dramaturgie : Hugo Bachelard
- Avec Cécile Basset, Samir Chiguer, Côme Desno, Katia Grau
- Scénographie : Hugo Bachelard
- Régie, création lumière et vidéo : Hugo Bachelard