Photographies par Guillaume de Sardes
Michael Woolworth est imprimeur et éditeur. Dans son atelier situé 2 rue de la Roquette dans le 11e arrondissement de Paris, il réalise des impressions exclusivement sur presses manuelles (lithographie, bois gravé, monotype, linogravure, eau-forte, etc.). Spécialiste de ces techniques, il accompagne des créateurs contemporains dans la conception d’œuvres d’art et de multiples.
Orianne Castel : D’origine américaine, vous êtes venu vous installer à Paris à l’âge de 19 ans, vous avez alors intégré l’atelier de lithographie de Franck Bordas (petit-fils du lithographe Fernand Mourlot) ; comment s’est effectuée cette rencontre et quels enseignements en avez-vous tirés ?
Michael Woolworth : En sortant de ma première année universitaire aux États-Unis en juin 1979, je me suis organisé des vacances pour découvrir l’Europe. Paris était ma première destination. J’ai cherché un job d’été pour financer mon séjour et mettre de l’argent de côté pour la rentrée. J’espérais trouver une place de serveur ou de plongeur dans les restaurants américains concentrés aux Halles mais personne n’a voulu m’embaucher, ce que je comprends. Dans mes pérégrinations, j’ai rencontré un peintre qui m’a parlé d’un homme de mon âge qui venait d’ouvrir un atelier de lithographie dans le Marais et qui était débordé. Le jeune homme en question était Franck Bordas. Il m’a immédiatement accueilli et m’a tout appris. Avant de travailler à ses côtés, je ne connaissais pas le mot lithographie et étais complètement ignorant des procédés d’impression en général. Quand septembre est arrivé, je ne suis ni retourné à mes études ni rentré aux États-Unis. Après tout, les études sont faîtes pour vous orienter vers un choix de vie. Le mien était fait.
OC : Seulement six ans après cette première expérience, vous avez créé votre propre atelier « Michael Woolworth Publications » qui fonctionne toujours ; à quelles difficultés avez-vous dû faire face ?
MW : Les difficultés ont été innombrables – financières, stratégiques, politiques – mais lorsqu’on est jeune, on a tout son temps pour avancer. Avec Franck, nous faisions une équipe formidable et nous entretenions des relations privilégiées avec les artistes. En m’installant à mon compte, j’ai presque dû repartir de zéro. Il a fallu attirer des acheteurs pour mes éditions, amorcer des rapports avec des entités financières – galeries, éditeurs, musées, etc. et trouver de nouveaux artistes avec qui collaborer. J’avais amené avec moi seulement trois à quatre artistes parmi la trentaine de l’atelier Bordas ainsi que le projet Don Quichotte de Matta dont j’étais responsable depuis 1981. Je l’ai porté à sa conclusion au moment de prendre possession de mon premier local sur l’Île Saint Louis en 1985. J’ai continué à travailler avec cet artiste les dix années suivantes et nous avons produit deux autres éditions magiques autour de ce même thème. Aujourd’hui, l’atelier fonctionne selon deux types d’économie. D’une part, les éditions produites que je vends soit dans des lieux d’art soit sur place à des particuliers qui sont souvent des clients réguliers et, d’autre part, les commandes publiques que nous passent les institutions étatiques. Nous avons ainsi produit une planche monumentale de Frédérique Loutz pour l’exposition XXL qui ouvrira le 25 mai au Musée des Beaux-Arts de Caen. Nous réalisons aussi des coéditions avec des partenaires privés comme la fondation Yvon Lambert, la maison d’édition Cahiers d’art, les éditions Louis Vuitton, la galerie Lelong, Pace Gallery ou Alan Cristea Gallery, entre autres.
OC : Votre atelier est un lieu de travail mais aussi un espace d’expositions temporaires, vous organisez par ailleurs des événements dans d’autres lieux (galeries, musées, librairies, foires) ; est-ce la condition aujourd’hui pour survivre en tant qu’imprimeur et éditeur sur presses manuelles ou est-ce un choix pour faire connaître ces techniques ?
MW : Éditer et imprimer des créations à tirages très limités uniquement sur presses manuelles est mon choix de vie, je n’en ai pas changé depuis le premier jour. Durant les dernières années avec Franck, nous avions installé une grosse machine, je connais donc bien l’impression mécanique et la force de frappe qu’elle apporte. C’est une technique que je respecte entièrement mais j’ai très vite compris mes frustrations en termes d’horizon créatif avec la « machine ». L’imprimerie ne m’intéresse pas, l’impression, oui. Ce qu’on peut faire avec une presse à bras est inégalable en qualité, en souplesse et en joie de vivre. Le travail est plus lent et plus physique mais le résultat de l’encrage manuel et du passage en pression est fascinant. Le public réagit avec enthousiasme devant ce genre d’approche, il ressent la présence de l’artiste. À ce titre, les impressions à petits tirages sont de véritables œuvres même si, bien sûr, le spectateur doit former son œil pour apprécier ces nuances. C’est la raison pour laquelle je participe à tous les événements culturels dignes, grands ou petits, je souhaite faire connaître ces subtilités.
OC : Vous vous êtes spécialisé dans la production de livres d’artistes contemporains en éditions limitées ; qui sont ces créateurs avec qui vous travaillez, quelles sont leurs connaissances des techniques spécialisées et en quoi consiste votre travail à leur côté ?
MW : Les livres tels que nous les concevons sont un suicide financier mais la création de ce genre d’ouvrage est l’une des plus belles aventures que vous puissiez vivre. Les artistes qui viennent travailler dans mon atelier le font par nécessité à un moment de leurs pratiques où se confronter à l’objet livre relève de l’évidence. Les livres peuvent contenir des textes mais ce sont toujours des œuvres d’artistes plasticiens, je ne travaille pas au départ avec des écrivains. Il s’agit de concevoir un livre qui vaut la peine d’être édité et imprimé avec les moyens techniques de l’atelier. Il n’y a pas d’idée de collection ou de format imposé, tout est à inventer. L’artiste et moi-même réfléchissons à chaque détail sans jamais faire appel à un graphiste. Ce sont des expériences longues ; entre la période de réflexion, celle de création des matrices, les multiples essais et la production, le projet peut s’étirer entre un et cinq ans. J’ai produit une trentaine de beaux livres depuis 1985, tous à peu d’exemplaires (20, 30 ou 50). Selon l’artiste, l’approche est différente, mais nous essayons toujours de créer un objet unique au sein d’une œuvre globale.
OC : Vous collaborez donc avec de nombreux artistes, comment expliquez-vous cet attrait pour les techniques anciennes de la part des artistes actuels ?
MW : Je l’explique par la sexualité. Il y a une sensualité du rendu qui est liée à la technique manuelle. Les encres que nous utilisons sont plus chargées en pigment, plus épaisses ; la puissance de frappe est plus belle, plus réelle. Les presses contemporaines ne peuvent produire ce genre de texture. De plus, la pratique manuelle engendre un contexte de lenteur et de réflexion qui surprend et attire les artistes.
OC : Quel est le projet le plus compliqué ou le plus surprenant que vous ayez eu à réaliser ?
MW : Il y en a eu tellement ! Le tapis intitulé Somos un pozo que mira al cielo de José Maria Sicilia a indéniablement été très complexe à réaliser puisqu’il s’agissait de concevoir une lithographie sur 80 carreaux de plâtre de façon à créer un tapis de 9 m par 3 m sur lequel l’artiste est intervenu manuellement par la suite. Nous avons travaillé sur ce projet pendant plus de six mois mais le résultat en valait la peine. L’œuvre a d’ailleurs été exposée au Louvre en 2003, et a fait le tour du monde ensuite. Le Scroll de Lee Ufan, sur lequel nous travaillons cette année, nous cause également beaucoup de difficultés. Il consiste en un papier enroulé qui, une fois déployé, couvre une surface de 5 m par 40 cm. Nous le réalisons à la pointe sèche, c’est-à-dire en gravant une plaque de métal sans lui ajouter d’acide mais l’artiste tenait à ce que la matrice constitue une unique plaque de métal pour ne pas avoir à faire de raccord. Il a donc fallu trouver des artisans pour agrandir le plateau d’impression qui est normalement beaucoup plus petit.
OC : Vous avez été nommé Chevalier dans l’ordre des arts et des lettres par le ministre de la Culture et de la Communication puis honoré du titre officiel de Maître d’art par l’État français en 2011 avant d’obtenir le label Entreprise du Patrimoine Vivant en 2012 ; que signifient pour vous ces distinctions ?
MW : Les Japonais et les Américains adorent ce genre de titre et de label ! Le titre de maître d’art m’a permis d’embaucher un collaborateur en formation pendant trois ans et le label Entreprise du Patrimoine Vivant m’a offert une plus grande visibilité. Il n’en reste pas moins que ces distinctions sont surtout honorifiques et ne modifient pas en profondeur les difficultés du quotidien.