Paul Ardenne s’intéresse à l’air contemporain ; il en est même un des meilleurs théoriciens. Est-ce parce qu’il lui semblait avoir trop parcouru ce champ qu’il a choisi de l’abandonner – au moins temporairement – au profit du drag strip (piste bitumée hautement adhérente) ? Voici qu’il publie un essai inattendu, accompagné de magnifiques photographies du vidéaste Ali Kazma : Apologie du dragster, l’espace-temps intense.
Cet essai, bref comme un run, c’est-à-dire comme la course que les dragsters livrent contre le temps, est une merveille. Paul Ardenne y brosse à grands traits, des années 1930 à aujourd’hui, l’histoire de ce sport mécanique d’accélération dont le but est de parcourir en un minimum de temps une distance de 1/4 de mile (402 m), 1/8 de mille (201 m) ou encore 1000 pieds (305 m) au volant d’un véhicule comptant quatre roues (top fuels) ou seulement deux (dragbike). Plus que d’une histoire, il s’agit d’une geste, la communauté des pilotes y étant comparée à une « chevalerie » casquée de « heaumes ». Paul Ardenne évoque avec la précision du passionné les réussites et les échecs, parfois funestes, de ces chevaliers dont Samuel Miller est le roi. Samuel Miller, lui qui à Santa Pod, un jour de juillet 1984, établit au volant de Vanishing Point un record resté jusqu’à ce jour insurpassé : 1,7 s pour parcourir 1/8 de mile, 3,58 s pour arriver à 1/4 de mile, soit 621,61 km/h en bout de run. Un incroyable voyage dans l’intensité obéissant à l’injonction baudelairienne d’ « accélérer la vie qui coule si lentement » (Le Spleen de Paris, 1868).
L’accélération comme style de vie donc ; l’excès comme moyen. Car c’est bien d’excès qu’il s’agit,Vanishing Point, monument d’esthétique fonctionnelle, n’étant rien de moins qu’un moteur de fusée fonctionnant au peroxyde d’oxygène monté sur quatre roues… Et encore ne s’agit-il pas de n’importe quel propulseur, mais d’un de ceux « qui ont servi à arracher à la gravitation terrestre les fusées américaines du programme Apollo, qui mirent des hommes en très haute orbite spatiale et qui contribuèrent à leur permettre de poser une botte sur la lune » ! Comment mieux dire que le pilote de dragster (qui en est souvent aussi le concepteur) est sujet à l’hybris, la démesure qui offense les dieux.
C’est ici que Paul Ardenne déborde son sujet, le dragster devenant l’expression d’une attitude générale face à l’existence. Contre l’esprit du temps qui n’aime pas le gaspillage, le pétrole et la gomme fondue, l’essayiste défend la dépense bataillenne, l’émulation, le dépassement de soi. Ce dernier n’est pas une manie, ou alors il est une manie grandiose, celle qui porte les alpinistes au sommet des montagnes et pousse au coup de sifflet les soldats hors des tranchées. Mieux, il s’agit d’une « disposition héroïque ». Quête d’absolu, quête vaine, puisque le pilote cherche à « annuler le temps écoulé en ne gardant que l’espace conquis », le dragster nourrit la geste de la grandeur humaine. Seules les âmes basses en disconviendront. Sont-elles nombreuses ? On peut le craindre à voir le nombre des convertis à la décroissance, au véganisme, à l’antispécisme. Face à eux, Paul Ardenne tient bon : « Être intense ou ne pas être. Le dragster nous montre la voie. Le dragster nous montre la vie. »
Paul Ardenne (avec Ali Kazma pour les images), Apologie du dragster, l’espace-temps intense, Le Bord de l’eau, 2019, 20 €.