Le Centre Pompidou organise pour la première fois une exposition consacrée à un acteur aussi majeur que méconnu des mouvements d’avant-garde de l’après-guerre : Isidore Isou (1925-2007). Né Isidore Goldstein en 1925 à Botosani (Roumanie), il prend le nom d’Isidore Isou à son arrivée à Paris en 1945, où il fonde le lettrisme. D’abord préoccupé de bouleverser la poésie et la musique en proposant un art sonore basé sur la lettre et le phonème, Isou va rapidement annoncer sa volonté de révolutionner l’ensemble des disciplines artistiques et culturelles par une série d’œuvres et de concepts aussi foisonnants que complexes, placés sous le signe de La Créatique ou la Novatique, (1941-1976), un texte de plusieurs milliers de pages qui se veut une méthode de création et de novation dans tous les domaines de l’existence.
Si le lettrisme ne se résume pas à Isou, il en est néanmoins le fondateur et le principal théoricien, auteur d’œuvres qui ont souvent eu valeur de manifestes en acte. Le choix des œuvres exposées ici, à défaut d’être exhaustif, a le mérite de montrer un ensemble révélateur des arts qu’Isou a passé sa vie à explorer, que ce soit la poésie, avec l’écoute au casque d’une sélection de ces poèmes phonétiques, ou encore le cinéma, avec la projection de son Traité de Bave et d’éternité (1951). Ce film annonçait la mort du cinéma en se l’appliquant à lui-même. Ainsi, son et image sont totalement indépendants, selon un principe de montage qu’Isou qualifie de « discrépant ». De fait, si le son nous propose une histoire à écouter, entrecoupée de poèmes et improvisations lettristes, l’image, elle, nous présente des séquences où Isou déambule dans le Saint-Germain-des-Prés des années 1950, des images détournées de films de l’armée française, ou encore des amorces de pellicule et des écrans noirs. Par ailleurs, désireux de détruire la photographie, plusieurs séquences se voient « ciselées », c’est-à-dire rayées, peintes ou attaquées à l’eau de javel. L’image retourne ainsi à sa matérialité physique, détachée d’un contenu mis en doute.
Mais la majorité de l’exposition est consacrée à l’œuvre plastique et graphique d’Isidore Isou, nous montrant un ensemble de dessins, de planches, de photographies et de toiles, réalisés entre les années 1940 et les années 1990, autant d’œuvres où la lettre, le signe et diverses écritures ont la part belle, depuis ces Dessins lettristes de 1944, simples feuilles manuscrites qui sont autant de brouillons de poèmes ou de textes théoriques reconsidérés par Isou comme œuvres visuelles, jusqu’à ses dernières toiles visibles à l’entrée de l’exposition en passant par ses tableaux réalisés entre les années 1950 et les années 1980, où l’écriture est envisagée comme partie prenante d’un nouveau système pictural ni figuratif ni abstrait : l’hypergraphie. Basée sur l’utilisation de tous les signes de la communication visuelle, elle va d’abord s’incarner en un étrange roman publié en 1950 sous le titre de Les Journaux des Dieux. Composé d’une cinquantaine de planches, dont les originaux sont présentés ici dans leur intégralité, on y suit une réécriture de la Genèse où divers systèmes de notation sont exploités : écriture alphabétique, pictogrammes, collages ou même braille et partitions musicales. Ce roman se déchiffre selon un principe proche du rébus, procédé que l’on retrouve dans sa série Les Nombres (1952), où chaque toile est la transcription (hyper)graphique de réflexions philosophiques. S’ensuivent diverses toiles des années 1960 où Isou explore de nombreuses possibilités stylistiques et picturales sur le signe, au détriment de sa signification. À partir des années 1980, il privilégiera des séries de peintures envisagées comme des commentaires, où il fait état, à même la toile, de ses réflexions sur tel ou tel peintre du passé, comme Soutine ou Van Gogh.
Mais la salle la plus surprenante et sans doute la plus radicale de l’exposition est celle consacrée aux concepts artistiques les plus méconnus d’Isou : l’art infinitésimal et la méca-esthétique. L’art infinitésimal, qu’Isou théorise en 1956, met en place une volonté de dématérialiser l’œuvre d’art, où ce qui est donné à voir a pour seule fonction de susciter l’imagination du spectateur. À ce titre, Œuvre infinitésimale (1956-1987) est exemplaire de cette volonté, puisqu’il s’agit d’une toile laissée vierge, présentée comme une surface de projection mentale où la peinture reste à l’état de potentialité. Avec la méca-esthétique, qu’Isou définit en 1952 mais dont les premières œuvres datent des années 1960, il s’agit d’explorer toutes les possibilités du réel envisagées comme supports potentiellement artistiques. Si, comme la toile vierge, la plupart des œuvres de méca-esthétique ont été perdues ou détruites, l’exposition nous en montre un échantillon issu des reconstitutions initiées par le galeriste Éric Fabre en 1987. On peut ainsi découvrir, entre autres propositions parfois incongrues, une étonnante Peinture 100 % parlante (1960-1987) constituée d’un magnétophone diffusant la lecture d’un texte sur la possibilité d’une peinture sonore. L’exposition, enfin, se termine sur une étagère contenant divers outils et supports de création formant un Ensemble d’œuvres supertemporelles (1960-1987), c’est-à-dire ouvertes à la participation infinie des visiteurs devenus coauteurs, invités à créer collectivement des œuvres perpétuellement inachevées, des œuvres qui dépassent le temps.
Cette exposition est l’occasion de redécouvrir un artiste et un penseur souvent oublié par l’histoire, mais dont l’influence a été indéniable sur les milieux artistiques et intellectuels de la seconde moitié du XXe siècle.