Explorations synesthésiques chez Madame Courtauld

Explorations synesthésiques chez Madame Courtauld
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À la faveur de la restauration de Somerset House, la Fondation Louis Vuitton célèbre Le parti des impressionistes en accueillant le cœur de la célèbre collection Courtauld : ses 110 œuvres impressionnistes. Figure incomparable de mécène, Samuel Courtauld doit à sa femme Elizabeth, dite « Lil », l’introduction des premières toiles impressionnistes de sa collection en 1922. Un Renoir d’abord. Chez Madame Courtauld, un goût sans faille, assurément. Une justesse de choix. D’où cela lui viendrait-il ? La sensibilité de Lil est avant tout mélomane. Dans les années 1920, parallèlement aux acquisitions picturales chères à Samuel, Lil organise un salon musical dans sa demeure de Home House. À cette date, la « musique impressionniste » d’un Debussy, Ravel ou encore Albeniz connaît ses derniers feux avant de s’éteindre sourdement. Point de correspondance entre les couleurs et les sons donc, contre toute lecture de premier degré. Les concerts musicaux des Courtauld n’exécutent pas l’impressionnisme que la maison accroche pourtant sur ses murs, peu à peu. L’entente synesthésique est en réalité plus subtile. 

L’ambiance de l’entre-deux-guerres dans la décennie 1920 est plutôt à la réaction anti-impressionniste. Elizabeth Courtauld préfère célébrer les œuvres du répertoire classique (Bach, Mozart) et romantique (Schubert, Beethoven, Brahms). Elle fait venir le célèbre pianiste autrichien Artur Schnabel, parangon du pianiste romantique et compositeur influencé par la musique atonale de Schönberg. Elle accueille Stravinsky, celui de la période néo-classique, loin de l’Oiseau de feu de 1910. Le Stravinsky du Capriccio pour piano et orchestre (1926-1929), de la Symphonie des Psaumes (1929-1930) ou du Concerto pour violon (1931). Le Stravinsky ami de Ravel, lui-même revenu au néo-classicisme avec le Tombeau de Couperin. Madame Courtauld se lie avec Bruno Walter et Otto Klemperer, les deux protégés de Gustav Mahler. Elle invite Paul Hindemith et Walton. Elle fait jouer du Frederick Delius et du Franck Bridge. En instituant les concerts Courtauld-Sargent, elle confie à son protégé Malcolm Sargent des récitals alliant le répertoire classique et les œuvres modernes. Après la mort de Lil en 1931, Malcolm Sargent dirige les œuvres d’Hindemith, Honegger, Kodaly, Martinu, Prokofiev, Stravinsky et d’autres encore. Liz doit d’ailleurs à Artur Schnabel l’idée des concerts privés à finalité philanthropique. Par Schnabel, les concerts Courtauld célèbrent la pianistique romantique issue de l’école de Beethoven : Schnabel fut l’élève de Leschetizky, lui-même élève de Czerny, directement élève de Beethoven. Les sonates de Beethoven sont les morceaux de choix à Home House. 

Que dire alors de l’heureuse proposition de la Fondation Vuitton d’offrir à son public les Variations Diabelli de Beethoven en mémoire des concerts Courtauld, Variations exécutées par Filippo Gorini le 20 mars dernier ? Plus qu’une intuition, il faudrait peut-être y voir une clé de lecture. Quel plus impressionnant champ d’expérimentation musicale en effet que ces Variations Diabelli, chef d’œuvre du génie beethovenien à son sommet, écrin des potentialités musicales de la modernité esthétique ? 1819-1823 : à partir d’une insipide valse composée par Diabelli, Beethoven pousse l’invention musicale jusqu’aux limites de ses possibles, en trente-trois variations. En sa dernière période, la pensée musicale de Beethoven oscille entre virtuosité et créativité, pour devenir énigme jusqu’à la dissolution du thème initial lui-même. Ainsi, les sons disparaissent et font silence (variation n° 13) pour ressurgir en accords fantomatiques (n° 20), en trilles, en sauts intervalliques, en lignes tournoyantes (n° 13), en staccati (n°2). Les développements peuvent être parfaitement contrapuntiques, tout comme les enchaînements totalement inattendus. Les irrégularités se font audacieuses. L’atonalité et l’abstraction sont en germe dans cette œuvre visionnaire. On l’aura compris, c’est en cette source pianistique toute en fluidité et chatoiement de lumières, dues aux touches pointillistes de l’écriture, que réside peut-être le secret : ce poudroiement de l’écriture musicale comme éveil de la sensibilité esthétique chez Elizabeth Courtauld, dès lors réceptive à la beauté de l’impressionnisme pictural… 

 

La collection Courtauld : le parti de l’impressionnisme – Fondation Louis Vuitton – jusqu’au 17 juin.

Image de titre : le salon des Courtauld à Home House (DR).