Londres se shoote encore à la provocation. On connaissait ce penchant britannique mais le tranchant d’une telle position s’émousse lorsqu’elle devient une étiquette idéologique à la mode, un pins cool à épingler sur sa bonne conscience. Il est rare qu’une ligne fortement politisée – féministe, queer et post-colonialiste – n’aille pas de soi dans les innombrables galeries et centres d’art londoniens. Avec des résultats plus ou moins heureux, le danger étant parfois de noyer l’œuvre sous un appareillage explicatif verbeux ou banal.
Les gestes audacieux ne manquent pourtant pas, notamment lorsqu’en digne héritier de l’écrivain, le studio Voltaire construit un temple en l’honneur d’Oscar Wilde. Ce tribut à une homosexualité bafouée et violentée dose intelligemment ses proportions de mauvais goût et de grâce. Imaginé par le duo d’artistes américains McDermott & McGough ce sanctuaire a déjà été montré à New York en 2017. Avouons cependant que dans une ancienne chapelle victorienne, l’esthétique kitsch de cette œuvre immersive prend une saveur particulière. Papier peint à la William Morris, chandeliers 19ème, vitraux bleutés et cierges roses détournent avec humour la fonction initiale de l’espace tout en théâtralisant la glorification de Wilde. C’est bien lui la vedette d’un chemin de croix et d’une annonciation qui ornent les murs latéraux du bâtiment tandis que sa statue remplace le crucifix habituel dans son chœur. L’anachronisme est ici élevé en art : douze portraits de victimes contemporaines du sida ou d’actes homophobes, d’Alan Turing et Harvey Milk à Sakia Gunn assassinée à 15 ans en 2003 aux États-Unis parce que lesbienne, court-circuitent la chronologie historique. Cette collision des temporalités ballotte le visiteur entre l’homoérotisme du prude 19ème siècle anglais et les flamboyantes revendications LGBT actuelles. Mieux : l’espace, fonctionnel, s’actualise sans cesse puisqu’il peut être « réellement » loué pour des mariages ou des cérémonies commémoratives.
C’est peut-être en laissant fleurir ce genre de lieux collectifs où l’art et la vie coïncident que Londres se montre la plus indocile. Au revers des milliards brassés par maisons de vente, collectionneurs et galeristes mastodontes d’une ville ultralibérale, des organisations non lucratives se multiplient, portées par une éthique, une volonté d’ancrage dans le tissu urbain local et le quotidien pour attirer un public plus large. Résidences d’artistes, espaces gérés par ces derniers, programmes éducatifs adressés au jeune public, cours, conférences, concerts étendent le champ de la galerie et ses fonctions. Rafraîchissante approche qui garantit une certaine diversité à la scène artistique londonienne. Libre à chacun de retourner voir Tracey Emin au White Cube, de s’ennuyer devant les dernières vidéos de Jonathan Horowitz chez Sadie Coles ou de se frotter aux expérimentations de gens moins installés.
À la Latham house, pensée comme une sculpture vivante par l’artiste conceptuel John Latham mort en 2006, les artistes émergents sont invités à renouveler les rapports entre art et science et à dialoguer avec sa cosmologie selon laquelle l’univers se définit moins comme un système d’objets dans l’espace qu’un système d’évènements dans le temps. Dans ce qu’il souhaitait être un laboratoire de contre-savoirs, l’installation vidéo d’Annika Kahrs No longer not yet brouille justement nos rapports au temps en nous plaçant dans un entre-deux : le vertige de la répétition fait bégayer passé et futur. Impossible de savoir où nous nous situons temporellement alors que de jeunes acteurs écrivent des mots à la peinture noire avant de les recouvrir de peinture blanche dans huit moments de la même scène qui se juxtaposent et se croisent. Hypnotique barbouillage qui déploie le lyrisme d’un geste pictural toujours recommencé tout en souillant la surface des écrans. Comme si une forme de sauvagerie rock venait altérer images et sons pour mieux traduire les interrogations de la jeunesse. La chanson My generation des Who (1965) est soumise à une manipulation temporelle du même ordre puisqu’elle est diffusée simultanément au ralenti et en accéléré. Ainsi mixée et remixée, l’emblématique chanson se désintègre, ses paroles inaudibles et sa musique attaquée ne laissant place qu’à un nébuleux vacarme.
Annika Kahrs ne fait pas exception en convoquant l’image-mouvement pour désosser et remanier les années soixante à l’aune de son présent. Nombreuses sont les propositions contemporaines visibles à Londres qui explorent l’art vidéo. Aniko Kuikka chez Gao ou Daria Martin au Barbican incitent le visiteur à vivre l’art comme une expérience totale dans des installations monumentales où l’architecture, la sculpture et la réalité virtuelle ou le jeu vidéo servent une plongée dans les méandres de l’inconscient. Beaucoup d’effets pour rien ? Chez la première, on s’enferme dans la virtualité glacée d’un conte rose bonbon et pervers où la sorcière d’Hansel et Gretel est remplacée par un prédateur pédophile. Un mur de ballons et la structure d’une cabane plantent le décor dans une surenchère qui alourdit cette mise en scène d’une psyché traumatisée. La seconde nous ouvre les archives et le journal de sa grand-mère contrainte de fuir sa maison d’enfance à Brno en 1938 alors que les nazis s’apprêtent à envahir l’ancienne Tchécoslovaquie. Cette villa moderniste saisie par les allemands est au cœur de rêves que cette femme a soigneusement retranscrits jusqu’à sa mort en 2005. Magnifique idée que de nous faire pénétrer cette intimité psychologique et architecturale : c’est au risque, pourtant, qu’on en reste exclu.
À la South London Gallery pour laquelle Haegue Yang a créé deux sculptures sonores faites de stores vénitiens et de clochettes, on est convié à une autre rêverie : régulièrement activées par des performers dans une ancienne salle de bal, ces structures au bord du vivant combinent transparence et couleur, légèreté et lourdeur et dansent, surréelles. Et presque comiques lorsque le bruit discret des grelots ou du parquet accompagnent le mouvement lent de leurs roues. Il y a de l’énigme dans ces grands véhicules géométriques dont l’abstraction revêt, sans hiérarchie, les vêtements du décoratif et du readymade. Réjouissante également est la poésie d’un travail montré dans une seconde exposition à la galerie : huit cadres contenant chacun une mèche de cheveux dont l’une d’elles appartient au célèbre John Ruskin. Joao Penalva avait sciemment rendu indistincts l’original des copies lorsqu’il les avait exposés en 1997. Collection capillaire d’autant plus absurde qu’en 2002 un des cadres est volé lors d’une exposition à l’Institut Courtauld… C’est un faux mais désormais assuré comme une œuvre d’art qui est finalement retrouvé, en vente, sur un marché londonien. Dix ans plus tard, les gardiens du musée Brandts au Danemark comptent un matin non pas huit mais neuf cadres au mur. Mystère irrésolu. Et plus les rapports de police ou lettres d’excuse à l’artiste font montre de rationalité plus l’œuvre semble leur faire un pied de nez.
La galerie Peer, elle, est un pied de nez aux white cubes barricadés. Les toiles de Jadé Fadojutimi, entre abstractions colorées et grouillements figuratifs, y sont visibles depuis la rue. Leur puissance se propage à la ville, énergique démonstration que Londres sait encore être artistique.