Rien de ce qui est pasolinien ne saurait nous être étranger, et Paolo di Paolo est une figure importante de la geste pasolinienne. En 1959, pour le compte d’un hebdomadaire, il reçoit avec le poète la commande d’un reportage en texte et images au fil d’une Italie en vacances, devenu La longue route de sable. Le journal estival de Pasolini a été souvent réédité (traduction française chez Arléa), mais sans les photographies originales, voire avec d’autres photographies. Le dialogue entre les notes de PPP et ce que saisissent les magnifiques images de Paolo di Paolo est pourtant fondamental : la beauté de l’Italie, le désir que suscitent les corps alanguis, et en même temps l’américanisation des paysages et des moeurs, tout cela est au coeur des obsessions pasoliniennes, au plus vital de sa fabrique littéraire et cinématographique. Il faut donc être reconnaissant au MAXXI de Rome qui propose un voyage, une « longue route » (plus de 250 images), à travers l’oeuvre abondante d’un photographe éphémère.
Paolo di Paolo n’a en effet appuyé sur le viseur que pendant une quinzaine d’années. Photographe de presse de grand talent et de grande renommée dans l’Italie de l’après-guerre, il renonce à ce métier au milieu des années 1960. Ses archives, complètes et classées mais oubliées, ont dormi jusqu’à une date récente. Révélées, elles font l’objet et d’un ouvrage et de la grande exposition romaine. Il eût été difficile de montrer Di Paolo ailleurs qu’à Rome. Il n’en est pas originaire, mais il y est venu dès sa prime jeunesse et, même s’il a ensuite beaucoup voyagé (comme en témoignent ses belles photos d’Amérique, parfois presque abstraites), c’est Rome qui lui a fourni le plus prestigieux des théâtres, ce sont les Romains qui ont posé pour lui, gens du peuple autant que gens du monde.
Di Paolo est reporter et portraitiste à la fois. Comme Pasolini encore, il épie les jeux des ragazzi aussi bien que les épiphanies des vedettes de cette époque un peu mythique où l’Italie, entre Via Veneto et Lido, était la patrie du cinéma. Ils ont d’ailleurs en commun une grande admiration pour Anna Magnani, dont Di Paolo a réalisé les portraits les plus intimes. Mais on rencontre aussi sur les murs du MAXXI Monica Vitti marchant aux côtés d’Antonioni, ou Mastroianni seul dans un café, une image presque parfaite qui pourrait être prise à L’Avventura ou à La Notte. Les poètes ne sont pas oubliés, parmi lesquels un Ezra Pound d’une bouleversante intensité. À côté d’eux, citadins et contadins d’une Italie à peine sortie du fascisme et de la grande pauvreté, mais déjà engagée dans une modernisation sociale très rapide, génératrice de violents contrastes culturels. On a du mal à penser la contemporanéité entre les scènes agraires (familières à un Di Paolo qui avait grandi dans un village du Molise) et les petits bourgeois en Vespa le long des plages.
C’est pourquoi le MAXXI a eu raison de placer sa rétrospective sous le titre « Un monde perdu » – à condition d’ajouter immédiatement que, grâce à Paolo di Paolo, ce monde perdu est retrouvé, dans toute son irritante beauté. Et Pasolini ne nous quitte pas, tout au long du voyage, lui dont Di Paolo aura été, avec Dino Pedriali, le meilleur portraitiste. On regardera longtemps les photographies de tournage des premiers films de PPP, ou les instantanés de vie domestique, avec sa mère. Mais les deux images les plus fascinantes, les plus inoubliables, montrent d’une part un poète élégant, rêveur, devant l’urne de Gramsci au cimetière de la Porta Ostiense, de l’autre un amant saisi de désir, sur une plage, devant un groupe de jeunes hommes presque nus. Toute la polarité d’une vie est dans cette confrontation, plus même : toute l’électricité d’un temps qui éveille en nous émotion et nostalgie.
Paolo di Paolo, Mondo perduto, 1954-1968 – jusqu’au 30 juin – Rome, MAXXI.
Toutes les photographies : ©️ Archivio Paolo Di Paolo / Courtesy Collezione Fotografia MAXXI.