Jusqu’au 1er juillet, le Grand Palais propose une exposition pas comme les autres. En effet, Rouge. Art et utopie au pays des Soviets, revient sur l’art tout particulier de la propagande et en particulier celui de l’ex-URSS, de la révolution d’Octobre 1917 à la fin des années 1930. De quoi gagner l’âme slave l’espace d’un instant…
Tandis que la Première Guerre mondiale continue de briser des millions de vies, l’empire russe connaît d’autres bouleversements, intérieurs cette fois. La révolution gronde et emporte tout. Le tsar est exécuté avec sa famille, Lénine devient le Petit Père des peuples et le communisme, la seule et unique idéologie. Si l’on s’est souvent intéressé aux changements profonds qu’Octobre 1917 a insufflé au niveau de la politique et de la société russes, on s’est un peu moins penché sur le monde de l’art qui, lui aussi, a dû changer de forme (et de fond) pour pouvoir survivre. Une mutation que le Grand Palais donne à voir, en collaboration avec le Centre Pompidou (qui, il y a quarante ans avait proposé l’événement Paris-Moscou), au cours d’une exposition grandiloquente, aux couleurs froides qui contrastent avec l’ébullition artistique de cette époque, entre innovation et soumission à une pensée unique.
L’après Octobre 1917. Tout bon bouleversement radical qui se respecte voit se poser la question de l’après. Que construire quand on a fait table rase du passé ? Et comment le faire, quand, désormais, il y a tout à reprendre de zéro ? La première partie de l’exposition montre ce questionnement, à travers plusieurs œuvres artistiques qui témoignent de cette excitation qui gagne le peuple, mais aussi de tous les balbutiements que ces changements engendrent. De nombreux artistes adhèrent à ce nouveau schéma de société socialiste, ce que témoignent les premières salles de l’exposition, avec une nouvelle définition de l’art qui ne touche pas seulement peinture et sculpture, mais également le théâtre, le cinéma ou la photographie. On met à bas les modèles existants pour créer un art qui non seulement témoigne de cette nouvelle ère, mais y participe pleinement. C’est ainsi que des grands noms tels que Vladimir Maïakovski (qui appelle à se soumettre à la commande sociale) et Ossip Brik ou Nikolaï Pounine (favorables à un art de production) vont permettre l’essor d’un nouveau courant, le constructivisme, même s’il reste encore des artistes irréductibles à l’art traditionnel.
Ces derniers, qui défendent les vertus du réalisme, ont mis quelque temps avant de se rallier aux idées de la Révolution d’Octobre qui promeut que les rues sont « une fête de l’art destinée à tous ». Décorations urbaines, affiches recouvrent les murs. Mais bientôt, une association artistique englobera tous les genres, tous les talents : l’AKhRR (ou Association des Artistes de la Russie Révolutionnaire), créée en 1922 et regroupant jusqu’à 300 membres. Tous les tableaux produits par l’AKhRR reflètent la nouvelle société, attirant nouveaux artistes et pionniers de l’ancien régime, tels que Boris Kustodiev, Kouzma Petrov-Vodkine ou Isaak Brodsky. Et peu à peu, ce nouvel art russe vient à s’exposer à l’extérieur des frontières, notamment à la République de Weimar où l’on peut admirer des toiles d’artistes d’avant-garde comme Pur Rouge d’Alexandre Rodtchenko (qui, comme son titre l’indique, est un monochrome entièrement rouge et détonne parmi les autres tableaux présentés et qui sera qualifié de « dernier tableau » par le critique d’art Nikolaï Taraboukine).
Les nouvelles formes d’art. Une partie de l’exposition est consacrée aux changements qui s’opèrent au théâtre. Le spectacle vivant est en effet le plus à même à pouvoir parler au peuple et à le représenter. Dès 1920, porté par le metteur en scène Vsevolod Meyerhold, entouré d’artistes constructivistes, le théâtre devient un laboratoire d’expérimentations, avec de nouveaux dispositifs de jeux d’une part, mais aussi des prototypes d’objets utilitaires d’autre part. Les textes proposés promeuvent l’art de vivre ensemble, en collectivité, englobant totalement les spectateurs, comme pour les pièces Le Cocu magnifique ou La Terre cabrée.
Tandis qu’au cinéma éclot Eisenstein, un nouveau courant artistique, le productivisme, invite les artistes à devenir ingénieurs et à créer des objets d’usage pour le prolétariat, visant à transformer son mode de vie. « Un ingénieur vaut mieux que mille esthètes » dira d’ailleurs Boris Arvatov en 1923. C’est l’arrivée de noms tels que Rodtchencko, Stepanova, Vesnine ou Popova, même si de nombreux objets restent encore à l’état de prototype.
Tout comme les projets architecturaux dont les affiches prévues semblent tirées d’ouvrages de science-fiction, tant ils sont d’une grande inventivité et en avance sur leur temps, trop peut-être pour voir le jour concrètement. Mais la peinture n’est pas remisée dans une boîte, loin de là. Le Cercle des artistes et la Société des artistes de chevalet, tous deux créés en 1925, permettent à de jeunes peintres de voir le jour et d’intégrer à leurs tableaux tous les éléments productivistes et constructivistes : figures monumentales, thèmes industriels, reflets de la vie soviétique (comme les documents filmés de propagande que l’exposition présente)… Jusqu’à la création du groupe Octobre en 1928, regroupant les grands noms issus des nouveaux courants, d’Eisenstein à Rodtchencko.
L’influence de Staline. Passé le monumental escalier menant au premier niveau pour la suite de l’exposition, on ressent très fortement l’influence stalinienne, dès la disparition de Lénine. Il est partout, ou presque. Représenté aux funérailles du Petit Père des peuples, à un banquet, dans la vie quotidienne des Russes, Staline commence très rapidement le futur culte de la personnalité qui va s’instaurer. Les groupes artistiques sont dissous dès 1932 et tous les arts doivent désormais être régis sous le prisme du réalisme socialiste, appeler à « représenter la réalité dans son développement révolutionnaire ». Les tableaux deviennent plus colorés, mais aussi plus kitsch, tels qu’on les imagine dans notre inconscient collectif occidental.
Et comme dans tout mouvement totalitaire qui se respecte, c’est le culte du corps qui l’emporte, que ce soit en photographie ou en peinture, notamment à travers les œuvres de Deïneka ou de Samokhvalov, ainsi que les grands projets d’architecture, magnifiés dans les œuvres de Frans Masereel. Tout doit être monumental, rien ne doit plus être formaliste ou innovant. L’hagiographie règne en maître dans tous les domaines artistiques, Lénine et Staline sont transformés en icônes et leur image se propage dans tout le pays et au-delà. Jusqu’au Grand Palais, au printemps 2019, c’est dire…