L’oiseau trace un signe blanc sur la mer sombre ; on le retrouve sur presque toutes les photos marines d’Alain Gualina, comme un appel de liberté et d’espoir, comme une signature. Sa présence récurrente est voulue, assurément, tant est maîtrisée la construction des images, toujours rigoureuse sans être jamais rigide. Le noir et blanc intense est d’une saisissante beauté. Chaque photo atteint, à sa manière, à la perfection plastique. Il n’y a cependant aucun esthétisme gratuit dans le travail d’Alain Gualina – un travail qui se distingue par sa constance thématique et formelle, comme l’a prouvé la très belle série « Dopo Eboli », présentée en 2017 au Festival Photomed, quarante ans après sa réalisation. Le paysage est depuis toujours au coeur de sa quête photographique, tant pour sa force graphique que pour ce qu’il révèle des rapports entre l’homme et son milieu. Un ouvrage publié en 2007, Éloge de l’eau, ouvrait la voie vers l’admirable série sur les rivages présentée aujourd’hui à Manosque.
C’est la mer pour elle-même, puissance élémentaire et milieu traversé, qui intéresse Gualina, loin de tout pittoresque. La plupart des photos ne se rattachent pas immédiatement à une région particulière; seul, parfois, un tout petit indice (un minaret dans un coin de l’image, par exemple) guide vers une localisation. La carte postale est l’ennemie de l’artiste : jamais ou presque jamais de ciels limpides, jamais de plages pour baigneurs ; ciels brouillés, chargés, rivages de galets ou de rochers, disent un monde plus complexe, plus âpre. La preuve en est, fréquemment, un cadrage à travers les obstacles semés par l’homme entre lui et la mer : des murs, des grilles, des portes, des hublots… Comme si notre grande tentation était de clore ce qui par essence relève de l’ouvert, de l’imprévisible, matérialisé par les performances éphémères du ressac. Comme s’il fallait se protéger du large en le constituant comme un dehors. La laideur et le dérisoire s’associent dans ces masses de parpaings, ces blocs de béton, par lesquels notre présomption voudrait rivaliser avec la quasi-éternité du roc ou la puissance immémoriale du vent, ce grand sculpteur d’arbres. Les traces que Gualina aime photographier ont parfois la beauté d’une corde roulée sur le rivage, parfois aussi le goût amer des ferrailles qui souillent les eaux et les côtes.
Ici la déambulation marine du photographe atteint sa portée éthique, revendiquée dans le titre même de l’exposition de Manosque : « Les naufragés, ou la géographie du doute », en écho direct au drame des migrations méditerranéennes. Pourtant, nul pathos dans les images de Gualina, pas de gros plan sur des migrants en détresse. Mais des traces, là encore, des traces qui blessent le regard, à commencer par les barbelés entre terre et mer. L’image porte témoignage, alors, de la grande crise de notre temps, du refus d’honorer la valeur fondatrice d’hospitalité.
En Méditerranée, l’hospitalité est célébrée par de nombreux récits mythiques. Alain Gualina aime dialoguer avec les mythes, et ses photos le prouvent. La figure humaine est loin d’y être dominante – pour cette série en tout cas. Femmes et hommes ne font que passer, ils sont des silhouettes. Le photographe lui-même n’apparaît, une fois au hasard, que comme une ombre. La lumière, le ciel, la mer, le roc dominent l’action ; ils ne sont pas, comme nous, des figurants d’un moment. Leur spectacle suggère que nous avons tout à gagner à nous placer du côté de l’accueil inconditionnel – ouverts au souffle du large, qu’il soit brise ou tempête, et à ce qu’il nous amène, ou plutôt à ceux qu’il nous amène, ceux qui ont, comme dit le poète, tracé leur chemin sur la mer où il n’y a pas de chemins. La parfaite beauté des images d’Alain Gualina, sereines et inquiètes en même temps, n’a ainsi rien à voir avec la séduction immédiate ; comme le mythe, elle s’inscrit dans la mémoire et fait penser, longtemps.
« Les naufragés, ou la géographie du doute », Manosque, Fondation Carzou, du 2 mars au 5 mai.
Illustrations : photos Alain Gualina – DR.