La Galerie Karsten Greve présente jusqu’au 2 mars de nombreuses œuvres du peintre chinois Ding Yi découvert par le public européen lors de la 45e Biennale de Venise en 1993. Intitulée Grids, cette exposition rassemble une vingtaine de peintures sur toile et sur papier qui déclinent le signe « + » parfois incliné de façon à former un « x » en différentes couleurs sur des fonds souvent monochromes.
En accord avec la formule de la critique d’art Rosalind Krauss dans son article intitulé Grids : « La grille annonce, entre autres choses, la volonté de l’art moderne de garder le silence, son hostilité à la littérature, à la narration, au discours. », le texte qui accompagne l’exposition affirme que « Dans les toiles de Ding Yi le signe « + » est dépourvu de toute référence sémantique et est choisi pour sa simplicité et son caractère universel. » Il ne faut donc pas chercher à lire les œuvres de l’artiste à l’aune du développement de Rosalind Krauss qui, dans ce même article, fait de la grille le symbole d’une forme profane de croyance après avoir mis en évidence « le pouvoir symbolique de ce qui est cruciforme ». Il faudrait plutôt comprendre l’usage de la croix chez Ding Yi au regard du livre L’abstraction, avec ou sans raison dans lequel l’historien de l’art Éric de Chassey souligne la proximité visuelle entre ce signe et les axes du châssis. En faisant de la croix l’indice et l’icône du châssis, Éric de Chassey rejoint les théories d’Amy Goldin dont l’article intitulé Patterns, grids and painting présente la grille peinte comme une forme visant à attirer l’attention « sur le fait que l’on se trouve devant un objet artificiel, ayant ses caractéristiques propres qui le mettent à part du monde des objets. ». Cette formule peut s’appliquer aux œuvres de Ding Yi qui a découvert l’art européen et américain du XXe siècle lors de l’ouverture de la Chine au marché global à partir de 1979 et a alors abandonné l’étude de la peinture traditionnelle pour se tourner vers l’abstraction. Si ses formats sont souvent très grands, englobants, comme l’ont été ceux des expressionnistes abstraits, les grilles sont, pour reprendre les termes du débat qui agita la critique d’art américaine au moment de l’apparition de cette forme, « centripèdes » c’est-à-dire séparées de l’espace dans lequel elles s’exposent. En ce qui concerne les œuvres sur papier, les lignes n’atteignent pas les bords du support laissant un espace vierge entre la grille et le mur. Quant aux huiles sur toiles, si les grilles les recouvrent totalement, elles sont elles-mêmes insérées dans un cadre, souvent vitrifié, qui les démarque de la cimaise. Les compositions de Ding Yi ne relèvent donc pas d’un assemblage d’éléments jusqu’à couvrir la surface mais d’une division à partir du cadre. Elles ne résultent pas d’un « procédé cumulatif » mais d’un « procédé soustractif » pour reprendre les termes de John Ederfield qui associe le second processus à une description de la surface dans son article également intitulé Grids. Les œuvres de Ding Yi n’ont pas pour vocation de se « dématérialiser » au-delà du support, elles sont un travail sur la surface qui les constitue en objets autonomes.
Curieusement, et ce alors même que les théoriciens qui ont associé la grille au textile l’ont fait en soulignant la proximité visuelle entre cette forme et l’entrecroisement des fils de chaîne (horizontaux) et de trame (verticaux) de la toile, ce sont les grilles sur papier de Ding Yi qui évoquent le plus spontanément le tissu. Sur celles présentées dans la première salle, intitulées Appearance of Crosses 2018-B 8, les points de croisement s’épaississent pour former différentes tâches en nuances de gris qui rappellent la technique du canevas. Cette ressemblance visuelle au textile permet encore une fois de penser la grille non pas en termes analytiques et intellectuels mais « comme relevant du domaine matériel et sensible » comme l’explique Lucile Encrevé dans son article intitulé Le textile derrière la grille : une abstraction impure. Éric de Chassey rappelle, pour sa part, que le tissage a souvent joué le rôle de modèle en peinture lorsque celle-ci se trouvait « envahie par le fantasme du retour aux origines. » Cet aspect correspond à ce que dit Ding Yi lui-même (cité sur le site du Guggenheim) : « [J’ai] trouvé nécessaire de me démarquer à la fois du fardeau de la culture chinoise traditionnelle et de l’influence du modernisme occidental ancien, afin de revenir au point de départ de l’art, afin de repartir littéralement de zéro. » Autrement dit, il s’agit pour lui d’utiliser la grille pour repartir de zéro et mieux exprimer sa propre singularité dans « une dialectique du personnel et de l’impersonnel » selon l’expression d’Éric de Chassey qui note qu’à partir des années 1980, la grille prend une nouvelle inflexion. Alors que les artistes abstraits tendent à disparaître derrière cette forme impersonnelle, les postmodernes renouent avec le choix des couleurs et la manifestation du geste. C’est le cas de Ding Yi qui, après avoir cherché à réduire au maximum sa présence par l’utilisation de la règle et du scotch, a abandonné depuis 1991 tout outil pour peindre à main levée, laissant visible l’imperfection des tracés et les effets accidentels de matières. Ses grilles constituent une recherche plastique entre forme et couleur dans leur rapport à l’espace. Ainsi, si le signe « + » ou sa variante « x » constitue l’élément de base, la densité des couleurs permet à l’artiste de révéler soit les verticales, soit les horizontales, soit les diagonales selon les tableaux. De même, en peignant plusieurs croix (droites ou inclinées) d’une même couleur, il leur permet de se détacher des autres, de s’assembler en motifs pour créer différentes compositions à l’image de celle intitulée Appearance of Crosses 2013-2.
Parce qu’elles expriment une conception de l’art fondée sur une recherche formelle qui n’a pas vocation à changer le monde mais à exprimer l’originalité de l’artiste, les grilles de Ding Yi ne ressemblent ni à celles de Mondrian, ni à celles de Martin. Elles démontrent, comme le disait Rosalind Krauss, que cette forme qui n’autorise « qu’une liberté fort restreinte » est un lieu où, malgré tout, s’exprime très fortement la singularité des artistes. En ce sens, la particularité de Ding Yi réside dans ce vocabulaire réduit au seul signe « + » accumulé dans un régime d’all over, un langage que le commissaire et critique Hou Hanru a qualifié à juste titre de « Minimalisme excessif ».