Dans son bref essai L’Europe fantôme (2019), Régis Debray fait ce constat : « le merveilleux industriel d’outre-Atlantique est venu occuper les quatre cinquièmes des écrans de cinéma, les deux tiers des émissions musicales à la radio, la quasi-totalité des galeries d’art contemporain ». Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, une question se pose : comment en est-on arrivé à un tel degré d’acculturation ? Comment l’art américain a-t-il pu s’imposer en France, mais aussi dans toute l’Europe ? Son succès est-il dû à la supériorité réelle des artistes américains ?
Le récent documentaire de François Lévy-Kuentz, La Face cachée de l’art américain, apporte des réponses à ces questions. Il montre comment les États-Unis ont profité de l’affaiblissement de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, puis de la guerre froide, pour promouvoir et imposer leurs artistes. « Le pouvoir, c’est de régner sur les imaginations », disait Necker. La CIA l’a bien compris qui organise à peine la guerre terminée une grande opération d’influence culturelle. Celle-ci complète le plan Marshall, dont la visée est économique. Son fer de lance est le MoMa (Museum of Modern Art), dont le président Nelson Rockefeller, le secrétaire exécutif et certains membres du conseil d’administration travaillent pour la CIA. Il s’agit d’imposer les peintres américains face aux grands peintres européens communistes que sont Pablo Picasso ou Fernand Léger.
L’heureux élu est Jackson Pollock, figure de l’expressionnisme abstrait, courant que Nelson Rockefeller (également président de la Chase Manhattan Bank) interprète comme la « peinture de la libre entreprise »… Le propriétaire du magazine Life est approché. On lui demande de faire la promotion de Pollock, ce qu’il accepte. De l’aveu même de la femme de l’artiste, à partir de ce moment, « tout a pris une autre dimension ». La machine propagandiste américaine est lancée. Le MoMa, qui assure la direction du pavillon américain à la biennale de Venise, n’expose plus que des toiles relevant de l’expressionnisme abstrait, notamment de l’action painting. À travers des fondations privées (Ford, Farfield, etc.), la CIA finance de grandes expositions itinérantes de peintres américains, mais aussi des colloques et des revues. En 1953, le président Eisenhower crée l’USIA, une agence d’information dotée d’un budget colossal de 2 milliards de dollars. Sa mission est d’« influencer les publics étrangers dans le but de promouvoir l’intérêt national ». Cette entreprise de conquête des esprits est un succès. L’agence n’est dissoute qu’en 1999, sans pour autant que cesse l’activisme américain.
Ce rappel des faits est important. Prendre conscience de la propagande qui a contribué à porter au pinacle certains artistes américains invite à interroger la légitimité de leur hégémonie. Il ne s’agit pas, toutefois, de défendre l’idée simpliste selon laquelle, avec des dollars, on ferait accepter n’importe quoi. Si l’art nord-américain du second XXe siècle a rencontré un vaste public (et aussi des acheteurs enthousiastes qui ont fait grimper les cotes au-delà de toute raison), c’est qu’il était porteur de valeurs propres à séduire les foules. De ce point de vue, la plus grande force de l’art américain est… son américanité ! Depuis que les États-Unis ont une culture propre, celle-ci s’illustre, volens nolens, par deux traits apparemment contradictoires mais en fait étroitement apparentés : une certaine naïveté et une certaine grandiloquence.
La naïveté a longtemps eu quelque chose d’assumé : tard venus sur la scène artistique, sans presque aucune histoire propre, les artistes américains n’avaient à faire valoir face aux artistes européens qu’un regard neuf, un geste frais. (Comment ne pas penser ici à l’agacement du grand historien Jacques Le Goff suite à la boutade de quelque analphabète texan : « l’Europe n’est pas vieille, Monsieur, elle est ancienne » ?) Derrière l’inexpérience crânement revendiquée pointe un orgueil, ou en tout cas une absence de doutes, typiquement américaine. Qu’on pense à George W. Bush déclarant : « Notre Nation a été choisie par Dieu et désignée par l’histoire pour être un modèle pour le monde » (28 août 2000). Une absence de doutes donc bien propre à rallier les assentiments. Le « gros public », comme disait Romain Rolland, n’aime pas qu’on lui fasse partager des inquiétudes ; il attend des certitudes immédiatement consommables. C’est à ce moment qu’entre en scène la grandiloquence, conçue comme capacité à hausser le ton, jusqu’au ridicule s’il le faut, sans souci de mesure ou de justesse. Ne pas craindre ce que les juges sévères identifient comme ridicule peut être une force : Walt Whitman, l’un des plus grands poètes du XIXe siècle, doit une bonne part de sa puissance épique et de son intensité émotionnelle à son indifférence aux critères du « bon goût » continental, hérité de la société de cour et des salons. Mais n’est pas Whitman qui veut, et le plus souvent le pompeux se termine en pompier – car il y a un pompiérisme de l’abstrait (regardez une toile de Nicolas de Staël puis une de Pollock), un autre du pop art, bien pire que celui de Jean-Léon Gérôme, qui lui a ses charmes.
Il est quasiment impossible, dans l’Amérique d’avant les années 1960-70, de se tenir à l’écart des tendances Barnum de la création (comme les désigne Marc Fumaroli dans son Paris – New York, un pamphlet aussi brillant que plein de mauvaise foi). Résister, c’est passer à l’Europe, comme le montre l’exemple emblématique d’Henry James, naturalisé britannique à la fin de sa vie. Car la tradition artistique européenne, dominée par les « grands ateliers » parisiens qui se succèdent quasi sans interruption depuis l’âge classique, est globalement tout le contraire des symphonies du Nouveau Monde : aux tutti de cuivres elle préfère les petites notes du clavecin, et les variations savantes aux rengaines à fredonner sur les boulevards. Là où l’Amérique brille par une générosité peu éclairée, l’Europe réserve le plaisir de voir et de comprendre à ceux qui consentent au passage par le studium. Comment s’étonner alors qu’elle parte battue dans la quête aux suffrages ?
Les lignes ont beaucoup bougé dans les dernières décennies. Un Warhrol, qui peut sembler incarner jusqu’à la caricature les outrances de la société artistique nord-américaine, était en même temps un amoureux presque jamesien de Paris ou de Rome. Mais le marché, lui, continue sur sa lancée, comme un bolide sans pilote qui file tout droit… jusqu’au prochain virage. Les prix des œuvres de Jeff Koons s’envolent à chaque grande vente, établissant une cote sans commune mesure avec celle d’artistes français infiniment intéressants tels Christian Boltanski, Sophie Calle, Annette Messager ou Pierre Huyghe. Le rappel à l’histoire peut-il être un rappel à la raison ? Il n’est pas interdit de l’espérer – sans excès d’optimisme toutefois.