L’Anatomie de la Mélancolie Politique est un nouvel opus — plus qu’une exposition, un opus — de la commissaire d’exposition et intellectuelle grecque Katerina Gregos. C’est aussi la première exposition que la Fondation Schwarz organise à Athènes, après de nombreuses expositions sur l’île de Samos, dont l’une déjà de Katerina Gregos.
Cette nouvelle exposition porte son contenu dans son titre : l’échec de certaines politiques financières, les crises profondes traversées notamment par la Grèce, mais aussi le Royaume-Uni, le désastre économique vécu dans leur quotidien par des millions d’hommes et de femmes ont conduit, après quelques tentatives infructueuses de révoltes, à une profonde mélancolie, à une désillusion. À un sentiment d’impuissance, dirais-je, que j’ai ressenti de manière à la fois sourde et aiguë lors de mon dernier séjour prolongé dans les faubourgs d’Athènes, notamment à Perama (https://www.sharingperama.com/). Une impuissance partagée par les citoyens et par ceux qui n’ont même pas accès à ce titre, ainsi que par les communautés locales, les élus municipaux : comment gérer les problèmes du quotidien quand il n’y a pas d’argent pour le faire ?
Katerina Gregos pose, en introduction à son exposition et par l’intermédiaire des œuvres, toute une série de questions sur la dette et ce qu’elle appelle son « pouvoir capillaire », c’est-à-dire la capacité de la dette à infiltrer, à envahir les relations intimes des individus à eux-mêmes, à leur famille, à la communauté et jusqu’à leur propre corps. La dette comme facteur d’impuissance supplémentaire, de poids sournois et non de légèreté comme on le pense parfois.
Et d’autres questions encore : Comment sommes nous arrivés où nous sommes ? Comment la grande désillusion politique que nous vivons se manifeste-t-elle dans notre vie quotidienne ? Quelles ont nos responsabilités en tant que citoyens ? Quelles sont les issues possibles ? Est-il possible que certaines solutions soient bien plus à notre portée que nous ne le pensions ? Devrions-nous imaginer désormais des futurs alternatifs ?
Katerina Gregos donne des pistes aussi, notamment en regardant du côté de la Suisse, modèle microscopique mais fascinant de bouillon de culture sociale productive. Par exemple, la « sociocratie », pratique sociale nouvelle proposée par George Montbiot, pourrait venir en appui de la démocratie : comme dans le système helvétique, les individus et groupes sociaux discuteraient et négocieraient jusqu’à arriver à des décisions proches de l’unanimité.
Mais l’Anatomie de la Mélancolie Politique de Katerina Gregos est une exposition, et non un traité philosophique, et apporte de ce fait une réponse qui nous saute littéralement aux yeux, même si la commissaire elle-même ne l’évoque pas : la création comme exit de la mélancolie.
Avec : Katerina Apostolidou (Grèce) ; Marc Bauer (Suisse/Allemagne) ; Sara Sejin Chang [Sara Van der Heide] (Corée /Pays-Bas) ; Marianna Christofides (Chypre) ; Depression Era (Grèce) ; Eirene Efstathiou (Grèce) ; Marina Gioti (Grèce) ; Jan Peter Hammer (Allemagne) ; Sven Johne (Allemagne) ; Yorgos Karailias (Grèce) ; Spiros Kokkonis (Grèce) ; Ariane Loze (Belgique) ; Adrian Melis (Cuba/Espagne) ; Tom Molloy (Irlande /France) ; Dimitris Mytas (Grèce) ; Jennifer Nelson (USA) ; Yorgos Prinos (Grèce) ; Chrysa Romanos (Grèce) ; Hans Rosenström (Finlande) ; Georges Salameh (Liban / Grèce) ; Nestori Syrjälä (Finlande) ; Thu Van Tran (Vietnam / France) ; Dimitris Tsoumplekas (Grèce) ; Bram Van Meervelde (Belgique)
Au milieu de l’espace d’exposition, l’inoubliable et formidable Lettre à Poutine (Dear Vladimir Poutine) de Sven Johne : un ingénieur à la retraite (joué par l’acteur allemand Gottfried Richter) prend sa douche. Les mains de l’homme savonnent et savonnent, son corps, ses aisselles, sa poitrine, ses fesses, ses pieds, et savonnent encore, et la qualité de la vidéo est telle que le spectateur sent, en la regardant, le bienfait de la douche sur sa propre peau, et que désormais, je ne puis plus prendre de douche sans revoir ce corps, dans sa volupté savonnante, les cellules mortes éliminées, l’eau qui laisse la peau fraîche, fût-elle vieillissante. Mais il n’y a pas que la douche bien sûr… l’homme se parle à lui-même, il « répète » son message à Vladimir Poutine, il parle du passé, de l’amitié d’alors, de l’impossibilité — de l’impuissance encore — dans laquelle il se trouve, sans l’aide de Poutine, à trouver la justice, la paix et la solidarité qu’il appelle pourtant de ses vœux. Une vidéo qui n’est pas sans évoquer le chef d’œuvre de Deimantas Narkevicius, Energy Lithuania.
Presqu’en regard, la vidéo, ou plutôt les vidéos d’Ariane Loze, son autoportrait, ou plutôt ses autoportraits multiples. Impotence fait partie de la série MOWN (Movies on my own), des vidéos produites en complète autonomie, Ariane Loze étant non seulement réalisatrice, scénariste, monteuse, costumière, régisseuse son et lumière, mais encore, ici, interprète d’elle-même dans toutes ses différentes versions. Une formidable oscillation entre désespoir et énergie, rires et larmes, cris de profonde détresse et négociation. Comme une sociocratie de soi-même, pour réparer le monde, ou plutôt pour y survivre, simplement, non sans joie.
Pour un aperçu de l’exposition et des œuvres : https://www.youtube.com/watch?v=2EjoajJ3NSs
Exposition au Conservatoire d’Athènes, jusqu’au 13 avril 2019.