Intitulé La Face cachée de l’art américain, le dernier documentaire de François Lévy-Kuentz décrit la stratégie de lutte d’influence qui a permis à l’art américain de détrôner l’art européen pendant la guerre froide. Rythmé par la voix de François Marthouret et commenté par des historiens et des historiens d’art, ce film, riche en photographies et vidéos d’archives, couvre la période 1940-1960 et présente de nombreux témoignages d’artistes, de collectionneurs et de critiques d’art de cette époque. Ce documentaire, à la croisée des domaines culturel, historique et politique est visionable en replay sur le site de France 3.
Le documentaire commence par des images d’archives de la Biennale de Venise de 1964 qui, pour la première fois de son histoire, décerne son Grand Prix à un artiste américain, l’un des précurseurs du Pop Art, Robert Rauschenberg. Si la presse française s’indigne, le jury de la biennale ne fait que prendre acte d’une réalité, celle du déplacement de la scène artistique de Paris à New York.
Le documentaire revient ensuite sur les différentes étapes qui ont rendu possible ce triomphe de l’art américain. La première se déroule à l’été 1940 quand Hitler envahit la France. L’Amérique prend conscience du péril et envoie le journaliste Varian Fry pour aider les artistes et intellectuels menacés par le régime nazi à s’exfiltrer vers les États-Unis. Piet Mondrian, Marc Chagall, André Masson font partie du voyage et rejoignent le quartier de Manhattan. Ils y retrouvent d’autres peintres exilés depuis le début du conflit à l’image de Marcel Duchamp ou d’Alexander Calder. Dès 1942, le mécène Peggy Guggenheim, qui a épousé le peintre et sculpteur allemand Max Ernst, expose cet « underground francophone ». Mais, dans ce contexte de conflit mondial où nombre de soldats américains sont mobilisés, l’ambition de Peggy Guggenheim est avant tout patriotique, il s’agit de vendre de l’art européen pour financer l’émergence d’un art américain. Et, de fait, la venue des peintres français, dont la plupart font partie du courant surréaliste, dynamise la scène artistique américaine. De nombreux jeunes découvrent et s’essayent à l’écriture spontanée et à la création automatique par libre association.
La guerre qui se termine et les images qui accompagnent la découverte des camps de concentration ainsi que les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki vont achever de stimuler l’avant-garde américaine. Comment continuer à peintre après la barbarie ? se demandent les artistes. Il s’agit de « Repartir à l’origine de l’art comme si la peinture n’avait jamais existé » comme le dit l’un des représentants de l’expressionnisme abstrait naissant, Barnett Newman. S’émancipant des surréalistes rentrés en Europe à la fin de la guerre, des artistes comme Jackson Pollock, Mark Rothko, Willem de Kooning ou Robert Motherwell se risquent à de nouvelles formes et de nouveaux gestes. Les galeries se multiplient et les critiques sont enthousiastes. Robert Coates invente le terme d’« expressionisme abstrait », Harold Rosenberg celui d’« action painting » et Clement Greenberg celui de « colorfield painting ». L’Amérique a le sentiment inédit d’être le lieu d’une révolution artistique.
Après la capitulation de leur ennemi commun et alors que Staline refuse le plan Marshall qu’il conçoit comme un programme de soumission des états européens, l’Amérique et la Russie se lancent dans la guerre froide. Hégémonique sur le plan politique et économique, l’Amérique manque d’assise culturelle. Alors que l’URSS prône le réalisme soviétique, le gouvernement américain décide de valoriser ses artistes émergents. Un plan culturel est mis en place pour les faire connaître en Europe. En 1947, le ministère des affaires étrangères finance une grande exposition itinérante intitulée « Advancing American Art » qui parcoure l’Europe. Cette exposition à l’ambition affichée présente 79 œuvres de peintres figuratifs engagés ou de peintres abstraits plus jeunes.
Mais cette politique de « soft power » n’est pas appréciée de tous. De nombreux détracteurs de l’art moderne s’opposent à cette utilisation de l’argent public. Le conservateur Howard Rushmore accuse le gouvernement de subventionner des artistes vendus au communisme. Une grande politique est alors mise en œuvre pour changer le regard sur l’art moderne. Soutenue par les libéraux, la CIA, qui vient d’être créée, a pour mission de faire la promotion de l’art de l’avant-garde. Elle s’appuie sur le Moma et en particulier sur son créateur Nelson Rockefeller, qui a acquis de nombreuses œuvres futuristes, expressionnistes et surréalistes depuis 1929 (Pablo Picasso, Salvador Dali, Henri Matisse, Marc Chagall, Amedeo Modigliani), mais aussi des œuvres expressionnistes abstraites (Mark Rothko, Arshile Gorki, Jackson Pollock). L’art abstrait américain ne doit plus être vu comme un art « communisant » mais comme un art libre et innovant ; il doit être perçu comme incarnant les valeurs de la société américaine. La presse soutient ce discours, affirmant que ce nouvel art ne véhicule aucun message politique mais qu’il témoigne au contraire d’une liberté totale, impensable dans un pays communiste.
Au début des années 1950, la CIA promeut l’art américain sur la scène européenne en finançant des colloques, des expositions et des revues culturelles dans les différents pays. Les radios sont également mises à contribution. Au début des années 1960, l’expressionnisme abstrait s’efface au profit du Pop art dont les images de produits de masse et les procédés industriels incarnent mieux encore le libéralisme américain. En quelques années, New-York est devenue la nouvelle capitale du monde de l’art, statut qu’elle conserve encore aujourd’hui.