Le 3 février dernier est mort à Princeton, à l’Institute for Advanced Study, l’un des plus grands historiens d’art de notre temps, Irving Lavin. Il avait occupé longtemps la chaire illustrée par Panofsky (dont il présenta au Promeneur les Trois essais sur le style) et avait gardé jusqu’à l’âge avancé auquel il était parvenu (91 ans) « un esprit alerte et une curiosité juvénile », selon les termes d’un de ses collègues.
Né en 1927 à Saint-Louis, Lavin a soutenu son PhD à Harvard sur Bernin. L’apprenti devint si vite un maître qu’il gagna trois fois le Prix Arthur Kingsley Porter réservé aux jeunes chercheurs – au point qu’il fallut en modifier le règlement ! Bernin devait rester le sujet favori de Lavin, celui qui lui attira la plus grande célébrité. Pendant un demi-siècle, il contribua notablement à enrichir le catalogue des portraits sculptés du maestro assoluto du baroque romain. Mais sa contribution à la compréhension du génie berninien dépasse largement le recensement des oeuvres. Lavin a admirablement montré en quoi, plus encore qu’un sculpteur, Bernin fut un compositeur (un « monteur », devait préciser ensuite Giovanni Careri). Jouant avec un instinct prodigieux et une science unique de la texture des matières, des raffinements de la couleur, de l’orientation de la lumière, il construisit des espaces composés où tout, structure, éléments décoratifs, panneaux peints, bustes, draperies… se met au service d’un projet indissolublement visuel et apologétique. Et ce n’est pas là (ou pas d’abord, ou pas seulement) du « théâtre » : Lavin a critiqué à très juste raison le recours à la catégorie facile de la théâtralité par trop de glossateurs pressés.
Lui joignait un « oeil » indiscutable à une connaissance très fine des milieux religieux et intellectuels dans lesquels s’élaboraient les oeuvres, sans laquelle l’histoire de l’art ne serait pas de l’histoire. On en prend la mesure dans l’un de ses derniers grands textes, écrit à la veille de son éméritat : Carravaggio e La Tour : la luce occulta di Dio (2000). Analysant Les larmes de saint Pierre de La Tour (Cleveland) et trois tableaux de Caravage, Lavin insiste sur la place de la sacramentalité dans la construction des panneaux, en s’appuyant sur d’amples lectures en théologie des années 1600. Il prouve ainsi brillamment le cousinage étroit entre histoire des arts et histoire des idées, qu’il défendait volontiers.
Les Italiens, émus par la constance de cet hommage venu d’outre-Atlantique, ne marchandèrent pas leur reconnaissance à Lavin, qui croulait sous les titres et médailles – la plus belle distinction étant probablement la qualité de membre étranger des Lincei. Le savant américain le rendait au centuple par un amour éclairé de Rome et des autres centres du grand atelier d’Italie. Il ne faudrait toutefois pas penser que Lavin était «seulement» un scholar de la Renaissance et du baroque. Ses intérêts, partagés avec son épouse Marilyn Aronberg Lavin, historienne d’art elle aussi, couvraient un champ extrêmement étendu, de la mosaïque tardo-antique à l’art d’aujourd’hui. Il écrivit sur Picasso et Pollock, fréquenta Frank Stella et Frank Gehry. De tout cela le public français ne sait pas grand’chose, les travaux de Lavin, qui comptent pourtant parmi les plus importants en son domaine, n’ayant quasiment pas été traduits (rendons cependant justice aux excellentes Presses universitaires d’Avignon, qui ont publié en 2009 le texte d’une originale conférence). L’hommage minimal qui consiste à rendre accessibles les grands livres viendra-t-il, comme c’est trop souvent le cas ici, post mortem ?
Photo IAS.