Au moment où la Fondation Vuitton organise une exposition confrontant les œuvres de Basquiat à celles de Schiele et où les Éditions Taschen font paraître un livre intitulé La Royauté, l’Héroïsme et la Rue, l’art de Jean-Michel Basquiat, sort en salle le dernier film de la réalisatrice Sara Driver consacré à cet artiste devenu incontournable.
Le film se déroule sur quatre ans, de l’année 1978 où Basquiat vit dans la rue jusqu’à l’année 1981 où il vend sa première toile au commissaire d’exposition Henry Geldhazer à la suite d’une exposition personnelle organisée à la galerie d’Annina Nosei. Présenté de manière chronologique, le film suit les expérimentations plastiques de l’artiste de seize à vingt ans, rappelant qu’il commence sa carrière artistique en graffant de courts textes sur les murs de New York auxquels il ajoute très vite des dessins. Le film insiste sur le rapport à la surface de Basquiat qui se plaît également à taguer les meubles et portes des appartements de ceux qui l’hébergent et à peindre les vêtements qu’il porte. Il s’essaye ensuite au collage, mêlant dessins personnels et images de la culture populaire grâce à la photocopieuse qui prend son essor à cette époque.
Le documentaire est riche d’images apportées par l’amie de Basquiat Alexis Adler qui a conservé de nombreuses photographies sur lesquelles on peut notamment voir les premiers assemblages de l’artiste qui stockait son matériel chez elle. Alexis et ses amies Felice et Jennifer décrivent leurs cohabitations avec l’artiste, témoignent de son caractère imprévisible et distant tandis que ses amis graffeurs exposent la permanence de son ambition artistique. Ainsi, son premier compagnon de graff Al Diaz raconte, un peu amer, leur début en duo avant que Basquiat ne s’approprie leur signature commune SAMO (Same Old Shit) lors d’une émission télévisée sur Canal Street. Il rappelle qu’au moment où la majorité des artistes de rue de l’époque taguaient sur les métros afin d’être vus de tous, Basquiat bombait ses dessins dans les rues où se concentrait le milieu artistique mainstream, espérant ainsi se faire repérer. Un autre ami, musicien cette fois, raconte que, lors d’un concert de leur groupe pour lequel il avait construit la scénographie, Basquiat était arrivé au dernier moment avec une caisse en bois dans laquelle il devait se tenir caché jusqu’à sa première intervention, cet effet de surprise faisant de lui l’acteur principal de leur représentation. La styliste Pat Field qui a accepté, à sa demande, d’exposer les vêtements « Manmade » peints par Basquiat dans sa vitrine affirme qu’il leur avait fixé un prix exorbitant tandis qu’un ami artiste rappelle avec quelle fierté il lui avait annoncé avoir vendu une de ses cartes postales à Andy Warhol.
Mais, au-delà de ce portrait du jeune Basquiat audacieux, le film met en avant son intérêt pour toutes les innovations qui agitaient le milieu new-yorkais et montre comment les mouvements politiques, sociaux et culturels de l’époque ont influencé sa pratique. Grâce à des photos d’archives et des extraits de films, le documentaire rend compte du délabrement de la ville. Au bord de la faillite, abandonnée par le président Gerald Ford qui ne souhaitait pas injecter de l’argent dans l’État fédéral, New York assiste à l’exode de la population blanche. Comprenant que ces locataires ne reviendront pas, de nombreux propriétaires brûlent leurs bâtiments dans l’espoir de toucher l’assurance. En ruine et presque vide, la ville devient le terrain de jeu des trafiquants de drogues et des criminels mais aussi celui d’une scène d’artistes underground en révolte contre l’establishment. Face à l’esthétique majoritaire du minimalisme et de l’art conceptuel, se développe une culture contestataire portée par des artistes afro-américains, musiciens de jazz, danseurs de hip-hop et graffeurs de métro. Le quartier du Lower East Side est le berceau de la scène punk qui reprend dans une version plus sombre les éléments de la culture pop à l’image de ce wagon recouvert de tags représentant les boîtes Campbell de Warhol qui traverse l’écran. Basquiat se nourrit de ce bouillonnement tant plastique que musical tout en restant toujours légèrement en retrait comme en témoignent les photographies le présentant presque toujours seul, assis sur un banc ou au comptoir d’un bar.
Bien que l’on puisse regretter certaines métaphores un peu lourdes, notamment le parallèle entre le décollage de la première navette spatiale en 1981 faisant écho au lancement de la carrière de Basquiat la même année, le documentaire Basquiat, un adolescent à New York dresse un portrait précis de l’artiste à travers les témoignages de ceux qui l’ont connu avant son succès et continuent de l’appeler Jean ou Jean-Michel. Les intervenants (artistes, collectionneurs ou réalisateurs), qui sont filmés chez eux ou dans leurs lieux de travail, tissent le récit de la jeunesse de l’artiste et dessinent en creux le visage d’un jeune homme ambitieux et curieux.