Laurent Lecomte est l’un des meilleurs spécialistes français d’architecture religieuse moderne. Mais la curiosité universelle de cet historien des arts l’a conduit aussi à s’intéresser à un grand collectionneur français du XXe siècle, dont il a évoqué l’importance au début de cette année lors des Rencontres de la Fondation Le Corbusier sur « les arts dits ‘primitifs’ ». Il est ainsi particulièrement bien placé pour contribuer à la réflexion sur la politique de « restitution » des oeuvres issues du pillage colonial, lancée à Art critique par la tribune de François Croissy.
Comment vous êtes-vous intéressé à la question des objets du Bénin dont la « restitution » annoncée par l’Élysée fait débat ?
Il se trouve que je travaille actuellement sur le collectionneur Louis Carré (1897-1976), qui possédait de magnifiques pièces d’art africain. Les objets publiés dans la presse quotidienne lors de la remise du rapport Savoy-Sarr (23 novembre) en sont si proches que j’ai pensé un moment qu’ils provenaient de la collection Carré. Ce n’est pas le cas, mais ils sont très similaires et de même origine : le pillage du palais de Béhanzin, dernier roi du Bénin ex-Dahomey (1845-1906), qui fut défait en 1894 par l’armée française commandée par un Afro-descendant, le général Dodds. Le « butin » de guerre rapporté en France a été en partie intégré aux collections du Musée d’ethnologie du Trocadéro devenu Musée de l’homme (1937). Je dis en partie car de nombreux objets ont été dispersés sur le marché de l’art balbutiant des arts dits primitifs.
L’appartement de Louis Carré en 1935 lors de l’exposition « Les arts dits primitifs dans la maison d’aujourd’hui » organisée avec Le Corbusier.
C’est là qu’entre en scène Louis Carré…
En effet, il fut l’un des pionniers dans ce domaine à Paris, avec Charles Ratton (mieux connu du grand public après l’exposition qui lui a été consacrée au Musée du quai Branly en 2013). Dès 1930, Carré se constitue une splendide collection d’œuvres africaines d’où se détache notamment un ensemble de bronzes du Bénin qu’il prête une première fois lors de l’exposition Bronzes et ivoires du Bénin au Musée du Trocadéro (15 juin-15 juillet 1932). En 1935, ces objets sont exposés à New York au MOMA lors d’une exposition qui a fait date : African Negro Art (18 mars – 19 mai). Carré, qui est à New-York tout l’hiver, y organise une exposition personnelle à la galerie Knoedler and Co, The Art of The Kingdom of Bénin (25 novembre – 14 décembre), où ses bronzes sont admirés par Le Corbusier : « Mon cher Carré votre exposition est admirable, admirable ! » lit-on dans un billet manuscrit laissé à la réception de l’hôtel new-yorkais du galeriste. Le catalogue de cette exposition rédigé en anglais par Carré est un plaidoyer pour l’art royal du Bénin qu’il examine en convoquant les meilleures expertises historiques de l’époque. Il affirme ainsi que « c’est l’art du Bénin qui représente le vrai visage de l’art Africain à son meilleur ». Cette approche objective n’a rien d’étonnant venant de Carré, un des membres fondateurs de la Société des Africanistes (1930) aux côtés de personnalités au-dessus de tout soupçon, les Paul Rivet, Marcel Griaule, Georges-Henri Rivière, Théodore Monod ou encore Michel Leiris… Admirateur sincère et passionné des arts dits primitifs, il conservera toute sa vie certaines pièces d’art africain qu’il aimait faire dialoguer avec des œuvres d’art modernes sur les murs de sa villa de Bazoches/Guyonne (la « Maison Louis Carré », qui se visite le week-end) édifiée à sa demande par Alvar Aalto à la fin des années 50. C’est seulement à la mort de sa veuve en 2002 que cette collection est dispersée chez Artcurial (11 décembre 2002).
Louis Carré vers 1930.
Sur le fond du problème, que pensez-vous de la politique de « restitutions » nouvellement annoncée ?
Comme le dit très bien Erick Capko dans un article récent https://theconversation.com/restitution-des-biens-culturels-mal-acquis-a-qui-appartient-lart-89193 (article republié dans Le Monde du 28 novembre), la question de la restitution des œuvres d’art est un véritable nœud gordien. Si on peut trouver légitime – au titre de réparation morale et culturelle – de demander le retour au pays d’œuvres d’art effectivement mal acquises, on peut aussi trouver pour le moins regrettable qu’elles quittent brutalement une terre d’exil qui leur a donné une nouvelle identité culturelle – le statut d’œuvre d’art universelle accessible au plus grand nombre – tout aussi légitime. Il ne faudrait pas oublier non plus que les objets dont il est question sont parvenus jusqu’à nous grâce à des collectionneurs passionnés (comme Louis Carré) et à des conditions de conservation optimales inexistantes dans les pays d’origine. Ne doit-on pas craindre, en outre, qu’à la spoliation coloniale initiale en succède une autre, fondée sur des revendications identitaires voire revanchardes, et que cette première restitution ouvre la voie à un mouvement de réclamations sans fin ? À ce stade, il serait plus pertinent, il me semble, de réfléchir sérieusement à une solution équitable et réaliste afin de réparer l’injustice historique faite aux peuples d’Afrique. Imaginer, par exemple, une sorte de joint-venture incluant le prêt et l’échange d’œuvres à moyenne ou longue durée – des œuvres qui pourraient acquérir, comme les individus, un statut binational – entre le musée du quai Branly et un musée national du Bénin en devenir (ou regroupant les pays d’Afrique tropicale atlantique au sein d’une institution multinationale) ? C’est la voie que le British Museum a choisie et qui constitue, à mon sens, une réponse mesurée, équilibrée, réconciliant les aspirations antagonistes du particularisme (défendu par le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne) et de l’universel (cher à l’anthropologue Jean-Louis Amselle) au sein d’une collaboration gagnant-gagnant sans arrière-pensée néo- ou dé-coloniale. La décision d’autorité et univoque d’Emmanuel Macron ne s’embarrasse pas de ces nuances. Mais en tranchant le nœud gordien, il risque bien d’avoir ouvert la boite de Pandore !