La financiarisation de l’art a conduit à l’émergence de grosses galeries (celles dont le chiffre d’affaires dépasse 50 millions de dollars, qui s’offrent une marge de 30%, dont les rendements sont importants). Ces galeries représentent les artistes les plus cotés, ceux dont les œuvres correspondent le mieux aux attentes du marché. Mais derrière ce terme de « marché » il y a une réalité : les collectionneurs. Or, sans tomber dans la caricature du « nouveau riche », ceux des collectionneurs qui disposent de budgets considérables ne sont pas toujours les mieux placés pour juger de la qualité intrinsèque des œuvres. Ils vont spontanément vers des œuvres sensationnelles, au détriment par exemple d’œuvres conceptuelles plus difficile d’accès. D’où la création de deux circuits parallèles : l’un d’artistes installés, très lié au marché, l’autre de jeunes artistes ou d’artistes institutionnels, davantage lié aux musées. Les galeries d’art définies comme des entreprises ont tendance à représenter les artistes évoluant dans le premier circuit. Elles se retrouvent naturellement dans les foires comme la Fiac ou Art Basel, des foires où elles réalisent, selon le rapport 2017 d’ArtPrice, 46 % de leurs ventes.
Tout pouvoir finissant par faire émerger un contre-pouvoir, Stéphane Corréard a voulu créer pour celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce modèle hégémonique non pas une foire mais un « salon ». Il s’agit de « Galeristes » au Carreau du Temple, dont la troisième édition vient de se terminer. Le projet est placé sous les auspices du cinéaste Béla Tarr qui disait : « nous sommes nombreux à ne pas être nombreux ». Corréard développe : « nous sommes nous seulement nombreux, mais peut-être même encore majoritaires, à vivre toujours notre passion pour l’art comme un engagement total, vital. C’est même ce qui nous réunit, artistes, bien sûr, mais aussi galeristes, collectionneurs, et autres amoureux de l’art de notre temps, loin des excès et des scandales d’un marché largement spéculatif et financiarisé, qui a perdu de vue sa vocation première : financer la création vivante dans toute sa diversité et participer à l’existence d’un écosystème équilibré, au sein duquel chacun peut trouver sa place ». « Galeristes » a ainsi défini, en concertation avec de nombreux collectionneurs et artistes, des critères d’évaluation du professionnalisme des galeries : fidélité aux artistes, engagement à leurs côtés, éthique, disponibilité auprès du public, services aux collectionneurs, etc. Grâce à ces critères, le salon réunit une sélection de trente galeries. Elles sont pour l’instant encore essentiellement parisiennes, même si l’on compte quelques galeries de province, une bruxelloise (Archiraar), une varsovienne (Common Room) et une genevoise (Analix Forever).
L’espace de cette dernière semble résumer à lui seul l’ambition de l’événement, puisqu’il est consacré tout entier à Conrad Bakker, un artiste canadien dont le livre est souvent au cœur du travail, jusqu’à reproduire une bibliothèque entière, volume par volume, en bois peint ! Reconnu par les institutions du monde entier pour sa singularité et sa constance, Bakker est encore peu coté sur le marché. Son exposition intitulée À la recherche du temps perdu constitue une mise en abime des objectifs de « Galeristes », dans la mesure où elle est vouée à une passion dévorante, celle du roman-monde de Marcel Proust, archétype de l’œuvre d’art totale. Symboliquement, la tombe de Proust, sa memoria comme disaient les anciens, est reproduite au cœur de l’espace – mais badigeonnée d’un bleu « twitter », car c’est le destin du littéraire dans l’hyper-contemporain qui intéresse l’artiste.
Selon le très archaïque usage des offrandes aux morts, un plat de petites madeleines posé sur la tombe ouvre la voie d’un salut en forme de mémoire. Autour, les livres veillent, comme ceux de Bergotte dans les vitrines illuminées au lendemain de sa mort – sauf qu’ici ils sont de bois, imités avec une fidélité scrupuleuse, touchante dans sa revendication artisanale face à l’invasion des technologies d’imitation. Il y a du fétichisme dans ce zèle, comme pour arracher la création au monde des échanges marchands et lui restituer un peu de l’aura jadis propre aux rites et aux objets magiques et réconcilier, pour le dire ainsi, Proust et Malinowski – étant entendu que, posés sur le sépulcre bleu, ce ne sont pas de petits cailloux choisis par des dévots, mais des téléphones portables, de bois peint eux aussi, sur l’écran desquels se lisent des citations de La Recherche repérées sur les réseaux sociaux… La question de la continuité s’ouvre alors : des premières éditions des années 1920 aux phrases isolées volées sur le web et accompagnées de clichés d’une totale banalité, y a-t-il rupture absolue, dégradation, ou à l’inverse fascination pérenne, selon des modes et des rythmes nouveaux ? Bakker ne répond pas explicitement, on s’en doute, mais son agencement faussement naïf et véritablement obsessionnel incite à penser qu’il espère en une puissance inaltérée de l’invention proustienne, de la phrase souveraine. En une possibilté de réenchanter le monde par l’art, en somme. N’est-ce pas un peu ce que voulaient, à leur manière, les instigateurs de « Galeristes » ?