Comme son titre l’indique, l’exposition « Picasso-Rutault : grand écart » met en regard deux peintres aux démarches si différentes que passer de l’une à l’autre relève de l’acrobatie. Elle nous invite à faire ce saut entre deux positions artistiques singulières mais surtout entre deux périodes de l’histoire de la peinture.
C’est en 1973 que disparaît Pablo Picasso, artiste à la pratique multiple, comme en témoignent les nombreuses œuvres présentées ici : la peinture Le peintre et son modèle, le collage Violon ou encore la sculpture La Femme à la poussette. Peintre prolifique, Picasso est un artiste à sujet qu’il décline selon différents styles (surréalisme, cubisme, etc..). C’est un grand connaisseur de l’art, il reprend par exemple Les Ménines de Velasquez et Le déjeuner sur l’herbe de Manet, mais c’est surtout un artiste en prise avec son temps comme en témoignent ses nombreuses variations autour du thème de Guernica.
C’est aussi en 1973 que Claude Rutault, alors qu’il repeint sa cuisine, recouvre par inadvertance un petit tableau qu’il avait oublié sur le mur. Il prend alors conscience du rapport que les toiles entretiennent avec la surface sur laquelle elles sont exposées et décide de consacrer sa pratique artistique à explorer cette relation. C’est à partir de cette date qu’il cesse de peindre au sens traditionnel du terme, ne produisant plus que des protocoles de fabrication et d’exposition.
Reprenant le principe découvert lors du rafraîchissement de sa cuisine, sa première œuvre s’intitule dé-finition / méthode # 1. « Toile par unité ». Elle se présente sous la forme de la prescription suivante : « une toile tendue peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est suspendue. Tous les formats disponibles dans le commerce peuvent être utilisés, qu’ils soient rectangulaires, carrés, ronds ou ovales. ».
Ce premier travail pose les bases de la pratique de Rutault qui consiste à rédiger et à publier des procédures appelées définition / méthodes, qui obligent les collectionneurs et institutions dépositaires de ses œuvres à respecter les règles énoncées. Appelés « responsables », ces propriétaires s’engagent à « actualiser » leur bien et doivent rendre compte de leurs modifications auprès de l’artiste. Dans le cas de dé-finition / méthode # 1. « Toile par unité », l’acquéreur est tenu de repeindre son mur s’il décide de changer la couleur de la toile ou au contraire de repeindre son tableau s’il souhaite l’exposer sur un autre mur ou modifier la couleur du support d’exposition.
Les œuvres, qui ne se limitent plus à la surface de la toile mais au mur tout entier, sont donc évolutives et le geste artistique n’est pas celui du peintre (Rutault ne peint pas les toiles choisies par ses collectionneurs et ne supervise pas non plus le travail de ces derniers), il s’agit plutôt d’un rôle d’inventeur de règles de jeu. Pourtant l’œuvre de Rutault, qui se définit lui-même comme peintre, ne parle que de peinture, des conditions d’existence de ce médium.
C’est cette remise en question de la nature même de la peinture propre à Rutault que met en évidence l’exposition en faisant dialoguer ses œuvres avec celles de la collection du musée Picasso.
On ne peut qu’être frappés par la différence de traitement des œuvres : d’un côté, les tableaux porteurs d’un sujet, achevés, datés et signés de Picasso et de l’autre, les toiles unies sans signature de Rutault. Les œuvres de Picasso expriment quelque chose du monde qui les entoure quand celles de Rutault ne parlent que d’elles-mêmes, les premières sont définitives dans leurs factures, les secondes amenées à se renouveler perpétuellement. En mettant en regard les œuvres du peintre formel et celles du peintre conceptuel, l’exposition rend compte de deux conceptions de la peinture, celle du tableau conçu comme objet et celle du tableau pensé comme processus. Elle démontre la plasticité de ce médium toujours amené à se renouveler.