Il était à la fois bien logique et un peu paradoxal que le Mucem consacrât une grande exposition à Georges-Henri Rivière : logique parce que les collections du Musée des Arts et traditions populaires sont aujourd’hui à Marseille, noyau de celles du Mucem, faisant ainsi de « GHR » le fondateur indirect de l’établissement provençal – mais paradoxal dans la mesure où la naissance du lieu magnifique posé au bord de la Méditerranée et devenu en quelques années à peine l’un des meilleurs musées des civilisations du monde n’a pu se faire qu’au prix de la mise à mort du « musée Rivière » de Paris, supprimé sans gloire au terme d’une ouverture vraiment trop brève. Affronter cet enjeu de mémoire alors même que les faits sont encore récents est courageux de la part des équipes du Mucem, et l’affronter à travers le destin de cet homme vraiment singulier que fut Georges-Henri Rivière est un choix intelligent. Quiconque s’intéresse au musée comme fait culturel, dépassant infiniment en tant qu’objet pensé la somme des pièces montrées sur ses murs ou dans ses vitrines, doit voir l’exposition marseillaise et lire attentivement le catalogue particulièrement riche qui l’accompagne et la prolonge.
La force de Rivière (1897-1985) était d’être et de n’être pas un « professionnel ». De ne l’être pas, avant tout. D’être au contraire un esprit infiniment curieux, ouvert à tout ce qui enchante le quotidien. L’exposition met en avant l’influence de son oncle Henri, artiste parisien et, pour Georges-Henri, véritable initiateur. Le jeune homme put nouer des liens d’amitié avec peintres et musiciens, se passionnant pour le jazz et toutes les formes nouvelles d’expression, au point de devenir un proche de Josephine Baker ! On trouvait aussi dans son cercle des écrivains : que l’on songe à son long compagnonnage, au Trocadéro, avec Michel Leiris. Le tout sur fond de vie sociale intense et de succès mondains, qui permirent au bâtisseur de collections de susciter de nombreux mécénats, à commencer par celui de ses amis Noailles. Lorsqu’il rassemblait et étudiait les objets de la vie traditionnelle, Rivière le faisait avec la sensibilité et la hauteur de vue que procure une connaissance intime de la création vivante.
Révélé comme organisateur et metteur en espace « professionnel » par une mémorable exposition « Arts anciens d’Amérique » aux Arts décoratifs en 1928, Rivière prend en 1937, dans l’effervescence du Front populaire, les commandes du Musée des Arts et traditions populaires, provisoirement installé dans le nouveau Palais de Chaillot – le provisoire durera 35 ans ! Comme le disent Germain Viatte et Marie-Charlotte Calafat, les commissaires de l’exposition du Mucem, souffle dès lors le vent d’une authentique « révolution des musées ». À égale distance du culte de la « belle pièce » et du didactisme pesant des musées académiques de la IIIe République, Rivière invente un art de collecter, de montrer, de faire comprendre qui fait glisser tout naturellement le vieux « folklore » vers une « ethnologie française ». L’établissement parisien est conçu comme le vaisseau amiral d’une flotille donnant toute leur place à des musées thématiques provinciaux : la collaboration avec André Lagrange pour le Musée de la Vigne et du vin à Beaune est le plus beau fleuron de cette couronne. Grâce à l’essor scientifique des Trente glorieuses et aux ambitieux programmes qu’il permet, des recherches de longue haleine sont promues, dont la collecte vient enrichir les collections des ATP. La légendaire enquête sur l’Aubrac, dans les années 1960, est exemplaire de ce dialogue ininterrompu entre terrain et musée. La direction de l’ICOM permet en outre à Rivière de promouvoir internationalement son modèle.
En 1972 enfin ouvre au Bois de Boulogne le musée rêvé de Georges-Henri Rivière. L’architecte Dubuisson a donné un bâtiment résolument moderne, à la beauté austère et à la fonctionnalité parfaite. Ce n’est pas sans émotion que l’on revoit à Marseille la vitrine « Du berceau à la tombe », l’un des chefs-d’oeuvre de la méthode Rivière. On y retrouve la fameuse muséographie du fil de nylon, qui permet de maintenir comme en suspension dans l’espace des vitrines, sans socles ni silhouettes, les costumes, objets du quotidien ou instruments de musique typologiquement présentés. Au plus près des galeries, documentation, photothèque, sonothèque… achevaient de faire des ATP un conservatoire grand ouvert sur l’avenir. Laurent Le Bon, dans un texte inspiré, donne l’élégie que méritait ce musée incompris, mal-aimé, mort et un peu ressuscité, puisque c’est à la Belle de Mai, désormais, que sont conservées ses admirables collections.
Tirés de ce fonds ou empruntés largement, 600 objets sont comme autant de fragments pour un portrait kaléidoscopique de Georges-Henri Rivière. On l’aura compris, entre tout ce qui fait le prix de la vie, l’archaïque et le contemporain, le modeste et le grandiose, le quotidien et l’extraordinaire, Rivière avait choisi de ne pas choisir. Pour rendre compte du destin de cet homme total, il fallait une exposition totale : c’est chose faite.
Georges-Henri Rivière : voir c’est comprendre, Marseille, Mucem, jusqu’au 4 mars 2019.
Clichés : 1) © Mucem / Henri Lehmann (D.R.) ; 2° © Boris Lipnitzki/Roger-Viollet – cliché © Mucem ; 3) © Musée du quai Branly – Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais / Patrick Gries / Valerie Torre ; 4) © Archives nationales ; 5) © F. Deladerrière.