Maria Lund est la directrice de la galerie du même nom située rue de Turenne dans le Marais ; elle expose pour Art Critique sa conception du métier de galeriste.
Orianne Castel : Vous couvrez un champ de pratiques très vaste, représentant des artistes qui utilisent tout autant la peinture que le verre ou la céramique; comment définiriez-vous votre ligne artistique ?
Maria Lund : Tout d’abord, je tiens à préciser que, lorsque j’expose des artistes qui créent avec le verre ou la céramique, ils sont pour moi plasticiens au même titre que les autres. Ça peut être des personnes qui ont eu une formation en arts appliqués mais je les sélectionne parce qu’ils font de la sculpture à partir d’une matière. Ils travaillent la terre ou le verre au même titre qu’ils auraient pu utiliser le bronze, la pierre ou le plastique. Je ne fais pas de distinction et je lutte depuis bientôt vingt ans pour que l’image de l’artiste ne dépende pas du lieu où il a fait ses études mais intègre la réalité de ce qu’il crée. Je constate que ce discours peine à être entendu. Alors que le milieu est capable d’accepter un autodidacte, il n’admet pas une personne qui a une formation spécifique à un matériau alors même que sa pratique dépasse complètement la simple application technique. Je me permets de dire que les Académies des Beaux-Arts ne détiennent pas le monopole de la capacité de penser. Par ailleurs, la galerie défend des artistes qui sont peintres ou photographes. Nous aimons aussi beaucoup le dessin et nous exposons de la vidéo et des installations. Nous couvrons l’ensemble des médiums du champ de l’art contemporain. Concernant ma ligne, je choisis des artistes qui disent quelque chose d’important sur l’existence, sur ce que signifie qu’être un humain dans ce monde. C’est cela qui m’intéresse et je cherche des artistes qui ont un propos profond sur ce sujet. D’un point de vue formel, nos choix se portent aussi bien vers l’abstraction que vers la figuration, le récit de la matérialité.
OC : Vous avez débuté en exposant des artistes danois ; vous vous êtes depuis ouverte à l’international et représentez des artistes français, allemands, sud-africains, coréens comme américains. Comment et dans quels lieux repérez-vous les artistes ?
ML : Tout d’abord, le début avec les artistes danois était en grande partie dû au fait que j’avais un associé qui était galeriste au Danemark. Nous avons voulu nous distinguer par ce choix qui rétrospectivement n’était peut-être pas le plus judicieux. Personnellement, je me suis sentie un peu restreinte durant ces années. Lorsque cette association a pris fin au bout de quatre ans et demi, j’ai tout de suite décidé d’ouvrir la galerie à des artistes non nordiques. Concernant la découverte des artistes, je la compare souvent aux rencontres amicales : il n’y a pas de règles. Toutes les galeries reçoivent beaucoup de dossiers. À titre personnel, il est très rare qu’un dossier m’intéresse au point que j’établisse une collaboration. Je fais plutôt des rencontres avec des œuvres. J’essaie de me déplacer beaucoup pour voir un maximum de pratiques et je découvre « des bribes de quelque chose » qui donnent lieu à des collaborations.
OC : Quelles relations entretenez-vous avec vos artistes ? Vous posez-vous des limites quant au nombre d’artistes que vous pouvez intégrer à la programmation de votre galerie ?
ML : Il est certain qu’au bout de vingt ans on s’impose des limites quant au nombre d’artistes. Il est très rare maintenant que j’établisse de nouvelles collaborations parce que je suis fidèle dans mes relations avec les artistes. C’est la façon dont j’aime travailler et c’est à mon avis ce qui donne les collaborations les plus dynamiques et les plus fertiles pour les deux partis et pour le public. La galerie est la mémoire du parcours de l’artiste et c’est pourquoi il est nécessaire d’entretenir une relation suivie. C’est important pour le galeriste, pour l’artiste, mais aussi pour le collectionneur parce qu’il ne faut pas oublier que le collectionneur est celui qui permet à tout cela d’exister. Il est rare qu’une collaboration s’arrête mais lorsque ça arrive c’est souvent très douloureux. On investit beaucoup dans les relations avec les artistes, et je ne parle pas de l’aspect financier mais de l’engagement humain. On se connaît très bien, on connaît la famille, on voit les enfants grandir et surtout on voit le travail évoluer. Je compare souvent mon rôle à celui d’un jardinier. Tout d’abord, je dois sélectionner les plantes qui présentent un futur intéressant. Ensuite, je dois les arroser, c’est-à-dire accompagner. Parfois, je dois aussi enlever les mauvaises herbes, c’est-à-dire conseiller les artistes. Ce n’est bien sûr pas à moi de dire à un artiste ce qu’il doit faire mais j’ai toujours le droit de ne pas accepter une finalité qui ne m’intéresse pas ou que je ne trouve pas réussie. C’est un choix qui m’appartient tout comme l’artiste est libre dans ses créations. Les relations varient énormément d’un artiste à l’autre, tous n’ont pas les mêmes besoins. Certains sont très autonomes jusqu’à l’exposition, ils ne vous impliquent que lorsqu’ils sont à peu près certains de ce qu’ils ont fait. D’autres ont besoin de plus d’accompagnement, ils traversent des périodes de doute et nous devons les encourager. Je pense que, même avec le développement d’Internet aujourd’hui, le site web de l’artiste ne remplace pas le rôle du galeriste parce que le temps que nous passons à communiquer autour de l’œuvre est du temps que l’artiste peut consacrer à sa création. Je pense que ça ne devrait pas être le rôle des artistes de vendre leurs œuvres. Ils le font d’ailleurs souvent très mal. Donc je crois qu’aujourd’hui, malgré la puissance d’Internet, le galeriste a toujours sa place.
OC : Votre galerie est implantée dans le Marais, un arrondissement qui compte de nombreux lieux d’exposition ; comment faites-vous pour vous démarquer dans ce paysage et fidéliser votre public ?
ML : Je crois qu’on se démarque par sa ligne artistique qui est la plupart du temps le reflet d’un mélange de la personnalité du galeriste et de choix plus ou moins conscients. Je ne perçois pas mes confrères et consœurs comme des concurrents. Je les vois comme des personnes qui font le même métier que moi et pour lesquelles j’ai en général du respect parce que c’est un métier difficile. Je dirais que je fidélise le public par mes choix mais aussi par l’attention que je lui porte. Nous sommes très vigilants sur la manière d’accueillir les gens qui viennent à la galerie, qu’ils soient clients ou non. Je n’ai jamais voulu que la galerie donne l’impression d’être un club privé réservé aux personnes qui connaissent les codes de l’art contemporain. Je veux que ce lieu soit accessible à tous et nous faisons un vrai travail d’accueil et de pédagogie envers les personnes qui ne sont pas des habituées des galeries. Chacun est le bienvenu.
OC : De nombreux galeristes ferment leur espace d’exposition pour présenter leurs artistes uniquement dans les foires. Cette idée vous a-t-elle déjà traversée l’esprit ? Que représente pour vous le lieu de la galerie ?
ML : Oui, je constate avec chagrin que bon nombre de galeries ferment. C’est la conséquence de l’évolution du marché. Beaucoup de collectionneurs ne font plus le tour des galeries car ils pensent pouvoir tout voir dans les foires. Je compare cette attitude à la métaphore du marchand détaillant et du supermarché. Le supermarché demande peu de temps et offre un grand choix mais les produits ne sont pas nécessairement aussi sophistiqués, le propos aussi nuancé que ceux du marchand détaillant. La temporalité de la foire ne permet pas non plus d’apporter la qualité d’accompagnement que nous pouvons fournir un mardi après-midi dans une galerie. De plus, je pense que la foire détermine un mode de présentation qui est beaucoup plus racoleur que la présentation que nous pouvons faire en galerie avec une exposition personnelle qui est faite pour durer et être visitée plusieurs fois. La pression financière qui s’exerce dans les foires nous oblige à faire des choix très lisibles ne serait-ce que pour rembourser les frais engagés. Je crois que le collectionneur qui pense qu’il peut se rendre compte de toute la variété de la scène contemporaine en ne visitant que les foires se trompe. C’est donc avec chagrin que je vois les galeristes fermer leurs espaces mais je les comprends parce qu’il y a un vrai problème de fréquentation des galeries. La plateforme Internet se développe de plus en plus, ce qui est bien dans l’absolu mais elle ne peut pas remplacer l’expérience réelle d’une œuvre dans toute sa matérialité. La meilleure photo, la meilleure animation, la meilleure « histoire » ne peut se substituer à la réalité de l’œuvre. Il m’arrive de rencontrer des gens qui achètent de l’art sans jamais mettre un pied dans les galeries ou les institutions et j’avoue que ça m’attriste.
OC : Nous avons parlé de la multiplication des foires, votre galerie existe depuis maintenant vingt ans, quelles autres évolutions avez-vous observées dans votre métier ? Comment qualifieriez-vous le marché de l’art aujourd’hui ?
ML : J’observe une concentration du marché dans de grandes galeries ayant une puissance de frappe financière importante alors que des galeries de taille moyenne avec une certaine ancienneté peinent à survivre. Les frais et risques considérables liés à la participation aux foires fragilisent davantage les galeries de taille moyenne. Auparavant, il fallait entre quinze et vingt ans à une galerie pour s’installer, c’est-à-dire pour être viable, c’est maintenant plus compliqué. Il y a une grande pression de la communication qui devient la partie la plus importante du métier. On assiste à un regroupement autour d’un petit nombre d’artistes qui sont présentés à l’international. C’est ce que j’appelle le « grand cirque international de l’art contemporain ». On produit une exposition qui est présentée et déclinée quasiment en même temps à Paris, à Pékin, à New York ou à Bombay. C’est parfois un art de qualité mais quelquefois c’est comme une infusion à laquelle vous rajouteriez de plus en plus d’eau et dont le goût serait de plus en plus dilué. Cela correspond à une forme de marketing présente dans d’autres domaines ; or je continue à penser que l’œuvre d’art représente quelque chose d’autre qu’un simple article de consommation. Aujourd’hui elle est malheureusement promue de la même manière qu’un pull à la mode. Il est dommage que certains collectionneurs qui ont de grands moyens ne se positionnent pas avec un regard plus personnel alors que l’offre est grande et très qualitative également chez des artistes qui ne sont pas sur le devant de la scène.
OC : Pouvez-vous, pour conclure, nous dire quelques mots de l’exposition « Look at me » qui se tient jusqu’au 5 janvier dans votre galerie ?
ML : Le titre humoristique de l’exposition actuelle n’est pas l’expression d’un narcissisme sans bornes. Il a deux explications. D’une part la source d’inspiration pour la sculptrice Bente Skjøttgaard a été un cténophore ; il s’agit de ladite « méduse américaine » qui lorsqu’elle est éclairée reflète la lumière. C’est une créature très belle, très gracieuse, qui attire l’attention mais le titre de l’exposition renvoie aussi au fait que ce cténophore fait partie de ce qu’on appelle les espèces envahissantes. L’espèce qui vivait originellement près des États-Unis a été introduite accidentellement en Mer Noire dans les années quatre-vingt par des cargos. Elle s’est mise à proliférer ce qui a eu pour effet de diminuer la population de poissons et en conséquence la pêche. Elle est donc à l’origine d’une catastrophe environnementale mais aussi sociétale. Le titre Look at me est une incitation à regarder cette problématique, un exemple supplémentaire de ce qui se passe quand l’homme intervient volontairement ou accidentellement dans l’équilibre de la nature. L’artiste a été fascinée par la forme et l’esthétique de cette créature qui possède cette luminosité extraordinaire et a donc travaillé à partir de la structure des peignes lumineux du cténophore. Elle en a fait quelque chose d’assez spectaculaire. C’est une artiste que j’expose depuis quatorze ans maintenant et qui est considérée comme l’une des meilleures sculptrices céramistes au Danemark. J’adore suivre l’évolution de son travail qui se caractérise toujours par des rencontres entre la nature et la civilisation. Elle revisite la tradition de la céramique et je suis très heureuse de la présenter de nouveau. On l’a d’ailleurs exposée plusieurs fois en Corée qui est un pays qui connaît bien la matière céramique et son œuvre a été très appréciée. C’est un exemple d’une très longue collaboration telle que je les apprécie.