Rue de Valois comme place de l’Hôtel de Ville, on connaît deux types de femmes ou d’hommes politiques en charge de la culture : des « politiques », précisément, qui ne voient là qu’une étape de leur cursus honorum, et des « lettrés », au sens large, que leur histoire et leur goût rend particulièrement sensibles aux enjeux culturels. Christophe Girard appartient indiscutablement à la seconde catégorie. Depuis septembre 2018, il a retrouvé la délégation à la culture qu’il avait déjà tenue lorsque Bertrand Delanoë était maire de Paris. Entre-temps, il a été maire du IVe arrondissement, un quartier particulièrement vivant dans une capitale en plein renouvellement ; il a largement ouvert sa mairie, pour des salons du livre ou des expositions (on se souvient de Fières archives, à l’été 2017). C’est en fait dès ses débuts que Christophe Girard a opté pour les savoirs et les savoir-faire : diplômé de littérature japonaise, il a fait carrière ensuite dans la prestigieuse Maison Saint-Laurent, aux confins du monde du luxe et de la création – sur laquelle il porte aussi, comme il le révèle ici, l’œil du collectionneur. Cette histoire personnelle a en partie inspiré nos questions : sur Paris capitale du livre, métropole du luxe, mais aussi ville de l’image.
Guillaume de Sardes : Comme adjoint à la culture des maires de Paris Bertrand Delanoë puis Anne Hidalgo, vous avez sans cesse réaffirmé votre attachement aux bibliothèques. Quelle place attribuez-vous au livre aujourd’hui ? Pensez-vous que serait opportune l’ouverture de nouvelles bibliothèques à Paris, afin de permettre un rééquilibrage entre l’est et l’ouest de la ville ?
Christophe Girard : Une bibliothèque est un lieu structurant de la vie urbaine et de la vie des citoyens. Plus encore qu’un musée ou un théâtre. Car on pousse plus facilement la porte d’une bibliothèque. Les lecteurs qui se côtoient en son sein sont différents : ils n’ont pas le même âge, n’exercent pas le même métier, n’ont pas la même culture ni la même histoire, mais ils partagent la même langue. Si lire me semble important, c’est aussi qu’il s’agit d’un acte volontaire, plus à même de former le sens critique que la télévision. Toute lecture est motivée par un désir de comprendre. Se contenter de recevoir passivement des informations ne peut conduire qu’à un émoussement de la conscience. Paris compte soixante-dix bibliothèques, ce qui est important. Mais pour les raisons que je viens de donner, je ne peux que souhaiter de nouveaux projets. Il faut saisir les opportunités et faire preuve d’inventivité pour les financer. Pour construire la bibliothèque Marguerite Duras, dans le XXe arrondissement, que Bertrand Delanoë et moi-même avions voulue, une partie du terrain disponible (un ancien garage) avait été cédée à un groupe privé, dégageant ainsi des fonds. C’est ce qui avait été également fait dans le XVe arrondissement pour la médiathèque Marguerite Yourcenar, portée par Anne Hidalgo, alors Première Adjointe.
Construire de nouveaux lieux n’est pas tout, encore faut-il en assurer le fonctionnement : d’importants travaux de réhabilitation vont ainsi permettre aux bibliothèques d’accompagner le tournant numérique en proposant de nouveaux usages. Nous avons aussi signé le Contrat Territoire Lecture qui définit un programme d’actions, afin de rendre accessible la lecture aux publics les plus empêchés ou éloignés.
G.S. : Qui sont les écrivains classiques que vous aimez ? Quel livre lisez-vous en ce moment ?
C.G. : J’aime Balzac et Victor Hugo, à la lecture desquels je trouve un plaisir sans cesse renouvelé. L’un et l’autre ont écrit des pages magnifiques sur Paris. J’aime aussi beaucoup l’écrivain japonais Mishima. Quant aux livres que je suis en train de lire, il y en a deux (je lis toujours plusieurs livres en parallèle). Il s’agit d’Idiotie de Pierre Guyotat, qui vient de recevoir le prix Médicis et le prix Femina, et de Berlin 1933 de Daniel Schneidermann, un essai éclairant sur la passivité complice qui peut être celle des médias – ici celle des correspondants étrangers devant la montée du nazisme.
G.S. : En créant Nuit blanche en 2002, puis le Centquatre en 2008, vous avez manifesté un vif intérêt pour la création contemporaine, spécialement pour les arts plastiques, mais collectionnez-vous ?
C.G. : Oui, je collectionne, depuis longtemps. Quand je voyage, j’essaie de trouver des œuvres contemporaines qui me plaisent. Une œuvre est davantage qu’un souvenir : c’est une ouverture sur la culture d’un pays. Mes moyens n’étant pas illimités, je fais partie de ces collectionneurs qui vendent une œuvre pour en acheter une autre. Il y a cependant quelques pièces dont j’espère ne jamais devoir me séparer : un petit tableau de Poliakov acquis il y a longtemps, des dessins de vitraux de Fernand Léger, un dessin que François Morellet m’a offert pour mes soixante ans, des bijoux de Jean-Michel Othoniel, une sculpture (un rhinocéros) de Xavier Veilhan, une gouache de Vieira da Silva, d’autres choses encore.
G.S. : La Fondation Louis Vuitton a ouvert ses portes en 2014. Début 2019, la Bourse de commerce accueillera la collection Pinault. En 2024, la Fondation Cartier devrait s’installer dans un nouvel espace au Louvre des Antiquaires. Ces nouveaux lieux d’exposition d’art contemporain sont tous portés par des maisons de luxe. Vous qui connaissez bien et le luxe et l’art, que pensez-vous du rapprochement – de l’intrication même – de ces deux univers ?
C.G. : Je vais vous répondre en vous posant une question : où est l’argent ? L’art comme l’éducation coûte cher… Aussi doit-on se réjouir que des hommes d’affaires comme Bernard Arnault, François Pinault, Philippe Houzé ou Laurent Dumas décident de consacrer une partie de leur fortune à rendre plus accessible l’art contemporain. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. Mais, entre l’art et la mode, le flirt est facile à comprendre : tous les grands stylistes ont un rapport étroit à l’art. Qu’on pense à la robe Mondrian d’Yves Saint Laurent, qui est devenue le symbole de la mode des années 1960 ! Il me paraît cependant important de se souvenir que le même Yves Saint Laurent déclarait : « nous sommes des artisans ». Gabrielle Chanel avant lui avait dit que les couturiers n’étaient que des fournisseurs, non des artistes. La distinction n’est pas sans importance : elle est un garde-fou. Je trouve intéressant de bousculer le luxe et d’introduire un certain désordre esthétique, comme lorsque Murakami avait réinterprété le célèbre monogramme Louis Vuitton en 2003. Mais cela ne doit pas devenir systématique, car on sort alors du luxe pour tomber dans le marketing et les lois sauvages et vulgaires du marché.
G.S. : Imaginez-vous des partenariats entre ces nouveaux lieux d’art et les institutions de Paris Musées, c’est-à-dire les quatorze musées municipaux de la Ville ?
C.G. : C’est aux directeurs des différents musées d’en décider, mais une question plus importante me paraît se poser. Les grandes sociétés que nous avons évoquées ont créé leurs propres lieux d’exposition. Très bien. Mais ces sociétés étaient aussi d’importants mécènes des musées publics. Investissant dans leur propre fondation, elles se détournent de ceux-ci. L’État et les ministres de la Culture devraient demander des contreparties aux avantages fiscaux accordés à ces grandes sociétés pour soutenir la création contemporaine. On aurait pu demander qu’à côté des millions investis dans la construction de nouveaux lieux (lieux à leur nom qui concourent à leur prestige), des sommes soient allouées aux grands musées publics. Car si ces derniers se trouvent fragilisés, l’État aura donné d’une main et devra redonner de l’autre…
G.S. : À l’échelle du monde, la France a une place unique dans le domaine du luxe puisque trois des dix plus grands groupes mondiaux sont français : LVMH, numéro un, Kering et L’Oréal. Depuis plus d’un siècle, Paris est la vitrine de cette culture du raffinement. Or il existe peu d’écoles formant aux métiers du luxe. Vous avez voulu y remédier en accompagnant la création de l’IFM, devenu une référence internationale. Pensez-vous qu’il reste encore à faire dans ce domaine ?
C.G. : Oui, car le raffinement ne se décrète pas. Il est le résultat d’un très grand nombre de savoir-faire rares, le plus souvent individuels, dont il convient d’organiser la transmission. Un plumassier, un brodeur, un bottier (je pense par exemple aux bottes des cavaliers du Cadre noir de Saumur) ont des connaissances et un tour de main d’une telle sophistication qu’ils seraient irrémédiablement perdus s’ils ne passaient pas à la génération suivante, et ainsi de suite.
G.S. : En restaurant le Louxor et en en faisant dans un des derniers quartiers populaires de Paris (Barbès) une salle de cinéma d’art et d’essai vous avez montré votre attachement au cinéma et à la démocratisation de la culture. Quels sont vos projets dans ce domaine ? Comment envisagez-vous l’avenir du Forum des images et de la Mission cinéma?
C.G. : L’ouverture du Louxor n’était pas prévue dans le contrat de mandature de Bertrand Delanoë. Mais quand le bâtiment s’est retrouvé à vendre après avoir été longtemps laissé à l’abandon, nous avons immédiatement décidé de le sauver. Je pense que nous nous sommes ainsi comportés de manière responsable : le bâtiment datant des années 1920, avec sa façade néo-égyptienne unique à Paris, est remarquable et le Louxor est aujourd’hui un des derniers rescapés des cinémas d’avant-guerre. Le Forum des images, nouvellement dirigé par Claude Farge, est un bon exemple d’un lieu pensé sous Jacques Chirac et que nous avons su accompagner. Il est depuis maintenant trente ans un des lieux emblématiques de la cinéphilie et a su se réinventer en inaugurant par exemple TUMO, une école de création numérique pour les jeunes de 12-18 ans à la demande d’Anne Hidalgo. Le fonds d’archives du Forum des Images, ouvert à tous, compte près de 6 500 films ayant Paris pour sujet ou pour décor. En un sens, l’enrichissement de ses collections dépend de l’action de la Mission cinéma, dont un des rôles est de faciliter les tournages à Paris. Michel Gomez, qui dirige la mission, est une personne de grande qualité, un interlocuteur efficace pour les producteurs français et étrangers. La mission soutient par ailleurs une vingtaine de salles d’art et d’essai et aide à la réalisation de courts-métrages.
G.S. : Les deux institutions parisiennes dédiées à la photographie – un des arts les plus faciles d’accès – viennent de changer de direction. Jean-François Dubos (Président) et Simon Baker (Directeur) ont remplacé Jean-Luc Monterosso et Henry Chapier qui occupaient ces postes à la tête de la MEP, tandis que Quentin Bajac vient de succéder à Marta Gili au Jeu de Paume. Qu’espérez-vous de ces nominations ?
C.G. : Il existe dans le monde beaucoup de musées d’art contemporain qui organisent des expositions de photographie. L’originalité de Paris est de compter plusieurs lieux dédiés spécifiquement à la photographie : la MEP et le Jeu de Paume, mais aussi la Fondation Henri Cartier-Bresson, le BAL, des galeries comme Polka, Camera Obscura, Agathe Gaillard ou VU’. Je souhaite que les nouveaux directeurs de la MEP et du Jeu de Paume continuent de faire rayonner leur institution comme y sont parvenus leurs prédécesseurs. Je me réjouis tout spécialement de la nomination de Quentin Bajac qui revient à Paris après un passage à New York, au MoMA.
G.S. : Pensez-vous que Paris soit redevenue la capitale de l’art qu’elle était au début du XXe siècle ?
C.G. : L’époque est rapide et mouvante et les comparaisons sont difficiles, mais il est certain que Paris n’a pas raté son rendez-vous avec le XXIe siècle, elle l’a même réussi avec ses imperfections. Je trouve d’ailleurs que le signe en est qu’Anne Hidalgo se soit engagée dans des chantiers portant la vison du Paris de demain. Paris change, Paris est en mouvement.