Le 23 novembre dernier, un communiqué de la Présidence de la République annonçait la restitution « sans tarder » de vingt-six pièces conservées au Musée du Quai Branly et provenant de prises de guerre faites au Dahomey en 1892. Cette annonce intervenait le jour même de la remise d’un rapport officiel consacré à la restitution des œuvres d’art issues des pillages coloniaux. Autant dire que la déclaration du 23 novembre ne saurait être interprétée comme un résultat de la méditation attentive du rapport – un rapport que critiquent tous les spécialistes des « arts premiers », conservateurs, collectionneurs ou juristes. Préparé sans aucune consultation approfondie et contradictoire, comme cela s’imposait pour une matière aussi délicate, bâclé par des rédacteurs dont la religion était faite, il préconise des solutions radicales et des procédures précipitées (fixées au printemps 2019 !).
Comment ne pas voir que l’attitude des pouvoirs publics crée un précédent extrêmement dangereux ? Une atteinte grave est portée au principe d’inaliénabilité du patrimoine national, que la décision autocratique de restitution semble considérer, au mépris de tout droit, comme une propriété de l’État, soumise au bon vouloir des dépositaires temporaires de la puissance publique, alors qu’il constitue le bien de la Nation entière, sur lequel le seul droit que puissent exercer les élus est un droit de garde. Les nombreux Français d’origine africaine sont tout spécialement victimes de ce coup de force, qui les prive de l’accès à des objets de mémoire.
Le plus grand danger est celui que courent les œuvres elles-mêmes. Conservées jusqu’à présent selon les standards qui s’imposent pour des pièces si fragiles et rares, à quels traitements seront-elles soumises dans des régions où l’on sait que les musées, faute de moyens, présentent souvent des déficiences en termes de préservation et de sécurité ? Sylvie Memel Kassi, la directrice du Musée des Civilisations d’Abidjan, déclarait à ce sujet : « nous voulons avoir accès à ces objets ; qu’ils viennent et qu’ils repartent ne nous pose pas problème. Ce n’est pas un mal en soi qu’ils soient en France, où ils ont été conservés et répertoriés. L’important est de travailler ensemble ». Elle est bien placée pour connaître les difficultés propres aux musées de pays clivés, puisque les riches collections sur lesquelles elle veille ont fait l’objet de pillages pendant les affrontements ivoiriens post-électoraux de 2011. Si l’on veut – comme c’est de fait éminemment souhaitable – développer des coopérations patrimoniales avec les pays du Sud, pourquoi ne pas songer d’abord à la construction de musées à tutelle partagée ? Un Branly d’Afrique de l’Ouest, largement financé par la France, serait à tous points de vue plus digne que la commercialisation du prestige du Louvre au profit des Émirats arabes unis, où sont bafouées les valeurs fondamentales que défend la République.
Mais il est un argument plus décisif. Penser que des œuvres créées au Bénin ne sauraient être conservées qu’au Bénin, c’est en faire, au sens le plus étroit du terme, des œuvres d’« art ethnique ». Or elles sont infiniment plus que cela. Infiniment plus par elles-mêmes, par leur raffinement et leur beauté. Et infiniment plus par leur destin. Lorsqu’elles quittèrent leur terre d’origine (dans des conditions qui, indubitablement, ne sont pas à l’honneur des colonisateurs du XIXe siècle), elles entrèrent dans un réseau très dense d’observation et d’inspiration qui fit d’elles des éléments majeurs du dispositif artistique de la modernité. L’influence profonde des arts d’Afrique sur la construction d’un langage formel radicalement nouveau est bien connue, à partir de cette année 1907 où Picasso entre pour la première fois au Musée du Trocadéro, alors même qu’Apollinaire avait déjà appelé à montrer des œuvres africaines au Louvre. Le moderne est ici un alambic où se dissolvent les ethnicités. Comme le notait en 1978, avec une remarquable hauteur de vue, le directeur général de l’Unesco Amadou-Mahtar M’Bow : « certaines œuvres partagent depuis trop longtemps et trop intimement l’histoire de leur terre d’emprunt pour qu’on puisse nier les symboles qui les y attachent et couper toutes les racines qu’elles y ont prises ».
Dire que la situation est autre encore lorsque cette terre d’emprunt est la France ne saurait justifier aucun procès en nationalisme. Paris ne peut être regardée seulement comme la capitale d’un État colonial. Par le choix même des artistes, Paris a été, à plusieurs des tournants majeurs de l’histoire des arts, une capitale vraiment internationale de l’invention plastique. Lorsqu’il en va de la création, Paris a partie liée avec l’universel, comme le soutenait récemment l’ancien ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon, évoquant « une constellations de musées (…) qui construisent un discours universel sur l’histoire des civilisations ». Les millions de visiteurs qui se pressent chaque année dans ces palais des bords de Seine ne s’y trompent pas. Ils ne rendent pas hommage à l’art français, mais à l’art tout court. Montrer dans ce cadre des chefs-d’œuvre africains, amérindiens ou océaniens, c’est les situer à leur véritable altitude, sans arrogance mais sans campanilisme, dans la tradition des Lumières.